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Les Amis de l'Ecole de Rouen

A PROPOS d’un DESSIN DE ROBERT ANTOINE PINCHON…

27 Février 2022, 11:42am

Publié par le webmaster

A PROPOS d’un DESSIN

DE ROBERT ANTOINE PINCHON…

 

Il est toujours plaisant devant une œuvre d’un artiste, de mettre un juste titre, une date aussi précise que possible et de tenter d’élucider dans quel contexte cette oeuvre a pu être réalisée.

C’est le cas précis de cette petite feuille de Robert Antoine Pinchon (1) (1886-1943) de  15,5 par 19 centimètres représentant la côte Sainte-Catherine, qui domine Rouen à l’Est de ses 130 mètres d’altitude avec une immense croix, dessin rapide et sombre notation, signée en bas à droite.

 

La première guerre mondiale a été un des conflits les plus meurtriers ; le 2 août 1914, a lieu la mobilisation générale ; le lendemain, l’Allemagne déclare la guerre à la France. Le conflit prend fin avec l’armistice le 11 novembre 1918 à Rethondes, à 6 Heures du matin, les généraux allemands signent l’armistice. Le bilan est extrêmement lourd. 1.347 000 soldats tués, 800.000 réformés pour blessures graves.

Des milliers de monuments aux morts (2) vont être érigés sur le sol français et Rouen va avoir son lot. Dans sa séance du Conseil Municipal de Rouen, le 13 décembre 1918, sous la présidence de M.J.B. Morel (3), premier adjoint, faisant fonction de maire, le conseil charge l’administration de mettre à l’étude le projet  tendant à élever dans le cimetière Saint-Sever (4) un monument à la mémoire d’officiers et sous-officiers et alliés morts pour la Patrie ; l’affaire est lancée, nous sommes en décembre 1918.

Le 6 mai 1919, M. Lucien Valin (5), Maire de Rouen, confirme le projet, nomme un comité d’exécution et déclare les membres installés dans leurs fonctions. Après des échanges d’observations, le comité décide qu’un programme sera rédigé par une sous-commission en vue de fixer les conditions d’un concours pour l’érection du monument. Tous les artistes français sont admis à concourir.

 Nouvelle séance du conseil municipal de Rouen le 25 juillet 1919, où le conseil adopte le règlement et vote un crédit de 25.000 francs pour l’attribution de primes aux concurrents. Les choses avancent donc notablement.

 Le 16 septembre 1919, dans le Journal de Rouen, paraît l’article suivant : « Un monument Rouennais de la Grande Guerre ». Il est signé «  Un Vieux Rouennais », et il s’agit tout simplement de François DEPEAUX (1853-1920) (6) négociant-armateur-collectionneur, toujours prêt à défendre la Ville aux Cent Clochers, et les causes qui lui paraissent dignes d’enrichir son riche passé patrimonial, commercial, artistique.

 François DEPEAUX

 

« A Monsieur le Directeur du Journal de Rouen,

Monsieur le Directeur,                       

  Votre journal nous a appris que l’administration municipale Rouennaise aurait décidé d’élever dans le cimetière Saint-Sever un monument commémoratif aux officiers, sous-officiers et soldats français et alliés de la Grande Guerre, morts pour la Patrie.

  Est-ce donc là, « loin du cœur » de la Cité et hors de la vue journalière de la population Rouennaise, qu’un pareil monument devrait être érigé ?

Qu’on y élève une stèle à la mémoire des officiers et soldats qui y sont enterrés, rien de mieux, mais « le monument » qui doit perpétuer à Rouen, capitale de la Normandie l’héroïsme de nos enfants et le concours dévoué de nos Alliés, devrait, semble-t-il, pour répondre au but proposé, être édifié soit au centre de la ville, soit en un point aussi rapproché que possible de sa périphérie, d’où il puisse être vu continuellement, comme tel doit l’être, un objet de piété patriotique et de reconnaissance nationale.

  Au cœur de la ville, nul endroit ne serait mieux choisi que la place Verdrel (7), au centre de ce terreplein désolé, sans ornement et sans verdure qui, depuis longtemps, paraît attendre un monument.

  Mais, un projet moins municipal, par conséquent plus large – puisqu’il s’adresserait à la province tout entière, notre belle Normandie – consisterait à élever un grand monument, grand comme fut l’héroïsme de nos « Gars Normands », de façon à être visible de loin, de très loin, en le plaçant au sommet de la côte Sainte-Catherine dans l’ancien camp romain, peu éloigné du monument à Jeanne d’Arc – cette autre héroïne – de l’église de Bonsecours où de malheureux parents ou de veuves désolées sont venus chercher quelque réconfort et de cet hôpital où tant de nos valeureux Alliés ont souffert et sont morts.

  Placé là, « Le monument » serait vu  de dix lieues à la ronde : les voyageurs venant de l’Est l’apercevraient dès la sortie du tunnel de Tourville ; les navigateurs montant à Rouen le verraient de la courbe de la Bouille, et des plateaux du Neubourg,  du Roumois, de Canteleu,  de Mont-Saint-Aignan, de Bihorel, etc., on le verrait également.

  « Le Monument » serait un lieu de pèlerinage où chaque année à l’époque des fleurs, afin de l’en pouvoir couvrir, viendraient s’agenouiller, prier et glorifier nos morts ceux, combien nombreux, qui ont perdu des êtres chers dans le cataclysme de 1914-1918, tous ceux, plus nombreux encore qui n’auront pas oublié et les générations futures chez lesquelles le monument entretiendrait le culte de la Patrie.

  Un pareil projet devrait réunir les concours financiers des gouvernements français, britannique, belge et américain, puisque les Alliés y seraient glorifiés tout comme nos enfants ; il devrait avoir aussi celui des grandes villes et de toutes les communes Normandes, des gens patriotes et généreux de Normandie et, en première ligne, celui des innombrables parents et amis de ceux dont le souvenir est resté et restera à jamais ancré parmi nous et pour qui ce sera une consolation de les voir ainsi glorifiés.

  Pour la réputation de notre chère et vieille cité, évitons de faire quelque chose de mesquin et d’inapproprié à son but, comme tel serait le cas, d’un monument, enfermé dans les murs d’un cimetière.

  Nos communes rurales ne nous ont-elles pas donné l’exemple en plaçant la plupart des monuments qu’elles élèvent à leurs enfants morts pour la patrie dans le centre de leurs agglomérations ou sur les bords des grandes routes qui les traversent afin que tout le monde puisse les voir.

  Pourquoi la municipalité rouennaise ne ferait-elle pas comme elles ?

Veuillez agréer, Monsieur le Directeur, mes sincères civilités,                                       

Un Vieux Rouennais

 

A la suite de la publication de la lettre, la direction du Journal de Rouen publia le même jour un commentaire d’une rare subtilité et diplomatie : « l’idée d’élever un monument commémoratif aux combattants français et Alliés morts pour la Patrie est dans le cœur de tous. Il en faut un au cimetière Saint-Sever mais il ne dispenserait d’un autre plus important et plus grandiose sur un autre point de la ville.

Le « Vieux Rouennais » propose comme emplacement le sommet de la côte Sainte-Catherine à laquelle on avait songé pour honorer Jeanne d’Arc ; mais, on incline plutôt maintenant à consacrer la mémoire de Jeanne d’Arc sur le lieu même de son supplice. Cet emplacement est donc libre.

Le projet du « Vieux Rouennais » serait de grande envergure mais l’effort financier qu’il imposerait ne serait pas au-dessus de ressources que réunirait une souscription ouverte en Normandie, en Angleterre et en Belgique.

Tout dépendrait, cependant, de la valeur du projet et de la faveur qu’il rencontrerait dans le public. Mais, cela sera l’affaire des artistes et la France n’en manque pas ».

 

Cinq jours plus tard, un nouvel article dans le Journal de Rouen confirme le choix du cimetière Saint-Sever et de citer l’article 4 de ce projet « les projets du premier concours devront être déposés au Musée de Peinture, rue Thiers avant le 15 décembre 1919. A titre d’indication pour le concours, la dépense totale (construction et honoraires de l’architecte chargé de l’exécution) est limité à 300.000 francs ».

Une grande amitié existait entre le négociant-armateur-collectionneur et Robert Antoine Pinchon artiste-peintre depuis 1903/1904

Robert-Antoine PINCHON

 

En 1919, le jeune artiste figurait en bonne troisième place chez le collectionneur après Henri Ottmann, Joseph Delattre. Au début du siècle avant son difficile divorce en 1906, la collection comportait une soixantaine de Sisley, vingt-trois Monet, neuf Pissarro, six Renoir, cinq Toulouse-Lautrec...  et François Depeaux dut entretenir le jeune artiste de son monumental projet. Ce rapide croquis en est la concrétisation.

Le 11 octobre 1920, François Depeaux rend son dernier soupir dans sa propriété de Lescure, située sur la rive droite de la Seine à dix kilomètres en amont de Rouen.  Georges Dubosc (8) dans la rubrique nécrologique du Journal de Rouen écrit : «...en dernier lieu, après cette longue guerre qui l’avait cassé et vieilli et avait amené son éloignement des affaires, il s’était encore occupé du monument aux morts. Alors que les emplacements étaient un peu discutés par l’opinion publique, toujours difficile à satisfaire, il avait proposé non un simple mémorial, mais un grand monument architectural au sommet de la côte Catherine où soldats et marins normands se seraient mêlés  dans une glorieuse commémoration.»

 

Georges DUBOSC

 

Le critique connaissait parfaitement l’armateur-négociant-collectionneur et cette évocation dans la rubrique montre de façon évidente que ce monument tenait énormément au cœur de Depeaux. Il fut néanmoins balayé d’un revers de main.

Pas moins de six emplacements furent proposés: Pont de Pierre, jardin Solferino, place de la nouvelle gare, place Carnot, place du Vieux Marché….

Dans le numéro 1419, vingt-neuvième année, le 13 novembre 1920, le journal havrais humoristique, artistique et littéraire  « La Cloche » (9) publie un article « Rouenneries » avec le croquis de Robert Pinchon et d’écrire: « parmi les projets de monuments destinés à consacrer à jamais la mémoire des glorieux morts de la plus terrible des guerres, signalons la conception grandiose d’un de nos meilleurs artistes Rouennais, Robert Pinchon: une croix gigantesque dominant la ville du sommet de la côte Sainte-Catherine, comme une perpétuelle et inéluctable évocation du souvenir sacré. L’artiste a bien voulu nous donner un croquis sommaire de son projet, et nous sommes heureux de donner à nos lecteurs un aperçu de cette idée – trop belle, hélas, pour être réalisée».

Deux numéros plus tard, nouvel article: « rien est encore décidé, l’on attend sans doute la prochaine guerre. Mais à chaque réunion, des conseillers reviennent à la charge et déposent sur le bureau des propositions ».

Finalement, parmi les six emplacements, un référendum de l’Union Nationale des Combattants statue  et, le 10 février …..1923 (!), le projet fut adopté avec pour emplacement, finalement,.. devant la façade ouest du Palais de Justice, au cœur de Rouen.

L’auteur du monument fut Réal del Sarte (1888-1954) qui réalisa deux autres monuments pour la ville : « Jeanne au bûcher » et « le monument des forains » place du Boulingrin.

L’inauguration eut lieu le samedi ...15 novembre 1925 ! Un feuillet « Inauguration du Monument de la Victoire », avec un poème « A nos morts glorieux », de René Roger sera lu par M. Jean Lelouar du Théâtre Français.

 

 

Après l’importante cérémonie, les combattants sont reçus à 16 heures à l’Hôtel de Ville de Rouen par le maire mutilé Louis Dubreuil, puis Te Deum à la Cathédrale, illumination du monument et enfin banquet à l’Hôtel de la Poste.

Entre le 13 décembre 1918 et le 15 novembre 1925, 7ans se sont écoulés ;   de nos jours, le monument a été déplacé lors de la construction du métro urbain ; il se trouve désormais, sur la rive gauche, place Carnot (ancienne place Saint-Sever).

    

François Lespinasse, novembre 2021

 

Notes

1) Robert Antoine Pinchon (1886-1943):artiste peintre rouennais. Voir F.Lespinasse, L’Ecole de Rouen,1980 et 1995. F.Lespinasse : Robert Antoine Pinchon, Rouen, 1990, éd. F.L, et, A. Letailleur : Robert Antoine Pinchon, Paris, éd. Connivences,1990.F.Lespinasse, Rouen, 1997, Association des Amis de l’Ecole de Rouen.

2)   Monuments aux morts: Le chiffre de 36.000 monuments en France est avancé.

3)  Jean Baptiste Morel (1851-1942): Etudes classiques à Caen, puis faculté de Droit. Docteur en droit, inscrit au barreau de Dieppe en 1877, puis Rouen en 1891. Premier adjoint au maire de Rouen dès 1902, et pendant la guerre du 2 août 1914 au 3 février 1919, le titulaire ayant été mobilisé.

4)  Cimetière Saint-Sever :Après plusieurs emplacements se fixe en 1906/1907 à sa localisation actuelle. Situé sur les communes de Petit-Quevilly et de Grand-Quevilly au sud-ouest de Rouen. S’y trouvent un monument dû à Georges Lisch (1869-1960) et les tombes de 11.436 soldats dans le cimetière britannique de la Première Guerre Mondiale.

5)  Lucien Valin (1867-1923): Avoué à la Cour d’Appel de Rouen, Conseiller général de la Seine-Inférieure, maire de Rouen en 1914 et de 1919 à 1922. Chevalier de la légion d’Honneur. Repose au Cimetière Monumental.

6) François Depeaux (1853-1920 ):Armateur-négociant-importateur de charbon, propriétaire de mine au Pays de Galles et collectionneur de tableaux. Voir F.Lespinasse, opus cités, 1980, 1995 et sous la direction de Laurent Salomé « Rouen, une ville pour l’Impressionnisme »,  F.Lespinasse « Depeaux » pages 124 à 165,Skira, 2010, F.Lespinasse « Portrait d’un collectionneur d’impressionnistes»,  Association des Amis de l’Ecole de Rouen, 2016,et catalogue exposition Musée des Beaux-arts de Rouen :  François Depeaux, collectionneur des Impressionnistes, ,In Fine, Paris, 2020. 

7)  Place Verdrel :Située au coeur de Rouen, rue Jeanne d’Arc entre la rue gare verte et le cours de la Seine, devant la façade ouest du musée des Beaux-arts, le musée de la céramique.

8)  Georges Dubosc (1854-1927)- Peintre,journaliste, historien, critique d’art, rédacteur à la Chronique, puis au Journal de Rouen. Auteur de plus de 6.200 articles et de très nombreux ouvrages.

9)   La Cloche : Journal havrais satirique, artistique et littéraire,directeur Albert-René Morice. Fin de publication en 1929. Une salle d’exposition pour artistes fut installée dans les locaux 25 rue de la Comédie, ouverte début décembre 1919 pour les artistes havrais, parisiens et rouennais.

 

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