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Les Amis de l'Ecole de Rouen

EUGENE BRIEUX à ROUEN (1885 à 1889) - 1ère partie - notes 4 à 14 SES RELATIONS AVEC CHARLES ANGRAND, JOSEPH DELATTRE, CHARLES FRECHON, LÉON-JULES LEMAITRE

21 Mars 2019, 15:02pm

Publié par le webmaster

   Mais qui est donc cet Eugène Brieux pour le moins mal connu, et comment a-t-il fait connaissance de ces artistes rouennais ?

 

   Comme l’écrit Malcom Palmer Byrnes auteur en 1952 d’une thèse de philosophie "Eugène Brieux, humanitaire et patriote méconnu", « Il paraît incompréhensible qu’un écrivain français qui écrivit 50 pièces de théâtre… soit tombé si complètement dans l’oubli. Ni les amateurs actuels de théâtre, ni le public qui s’intéresse au développement social de la France ne savent rien de lui ….cet oubli est vraiment étonnant ». ! Et d’ajouter : « Le théâtre de Brieux est entièrement le théâtre d’un patriote ». La situation n’a guère changé soixante-sept ans après !

 

   Eugène Brieux est né le 19 janvier 1858 à Paris, 16 rue de Bercy, dans le douzième arrondissement.  Fils d’un artisan ébéniste, il passe son enfance dans le quartier parisien du Faubourg Saint-Antoine.  Instruction  primaire chez les Frères de la doctrine chrétienne, puis à l’École Turgot.   A l’âge de quatorze ans, il doit interrompre sa scolarité, et « connaît la misère absolue » ; il exerce divers métiers : cireur de chaussures, vendeur de dentelles, puis employé de commerce. Il dévore des dizaines de livres. A dix-sept ans, il entre pour la première fois dans une salle de spectacle. Suprême révélation !

    Trois ans plus tard, le 1er décembre 1879, il signe son premier contrat avec Gaston Salandré, auteur dramatique, pour son " Bernard Palissy", pièce en un acte et en vers. Eugène Brieux fait un séjour comme employé de banque à la Banque Péreire et assiste au krach de l’Union Générale de 1882.

 

   Il décide de se tourner vers le journalisme, gagne Dieppe, puis Rouen grâce à l’entremise de Raoul Duval (1832-1887), fils de Charles-Edmond Duval (1807-1893), homme politique et sénateur. Raoul Duval est ami de Gustave Flaubert.

   Eugène Brieux entre en 1885 au "Nouvelliste de Rouen" (4), journal de tendance conservatrice où Pouyer-Quertier et Duval ont des intérêts. Le premier numéro du journal date de 1852. Charles Lapierre (1828-1893) en est le Directeur, il y passera trente-six ans, dont vingt-quatre comme directeur.

   Venu à Rouen en Octobre pour rendre compte des élections, il décide finalement de s’y fixer, prenant la suite d’Eugène Souchières, puis d’Amédée Fraigneau. Il s’installe au pied de la côte Sainte-Catherine en compagnie de sa femme et de sa belle-famille, route de Bonsecours, près de la Grâce de Dieu, en face de l’école maternelle Marcel-Buquet. Très vite, il prend contact avec les artistes de la place. Les milieux artistique et théâtral n’ont très rapidement plus de secrets pour lui.

   Il lie amitié avec Georges Dubosc (1853-1927) qui a tenu la rubrique théâtrale dans La Chronique de Rouen, "La Lorgnette", et qui à partir de 1887, va écrire dans "Le Journal de Rouen". Brieux rencontre aussi Hugues Delorme (1868-1942).

   Eugène Brieux devient un des piliers nocturnes du "Cabaret du Clair de Lune", un établissement né au lendemain de l’Exposition de 1884, qui se tient au Champ de Mars, au pied de la côte Sainte-Catherine, "la montagne", comme la nomment quelques rouennais.

 

   Ce cabaret est le fruit de conceptions "chatnoiresques". Les collaborateurs se nomment : Henri Vignet, Gaston Lespine, Georges Dubosc, Fernand Decoprez, Léon-Jules Lemaitre, Edouard Glinel, Charles Frechon, Albert Lambert, Paul Delesques et Ernest Morel. (5)

  Brieux raconte : « ...Presque chaque nuit, sortant, lui (Dubosc) du théâtre, moi du Nouvelliste de Rouen, nous avons ensemble arpenté la route qui va de la rue St Etienne- des-Tonneliers à l’octroi de Bonsecours près duquel je demeurais. Perdus dans je ne sais quelles amicales discussions, arrivés à ma porte, nous repartions vers la ville, ayant encore un dernier argument à nous présenter, puis il me reconduisait, et tout cela si bien, qu’il nous est arrivé parfois en été, de voir poindre le soleil au-dessus de la côte Sainte-Catherine. » (6).

 Le cabaret va ensuite se transformer en "La Cafetière".

   L’année 1886 est d’une grande importance dans le domaine artistique. A Rouen, Charles Angrand - parti à Paris, Capitale des Arts, depuis la rentrée scolaire 1882 - est devenu répétiteur au Collège Chaptal,  boulevard des Batignolles. Il fréquente les plus brillants artistes du moment : Seurat, Signac, Dubois-Pillet... De surcroît, il participe à la naissance la Société des artistes indépendants en 1884. Il connaît bien Georges Seurat, l’inventeur du divisionnisme et auteur du tableau phare du néo-impressionnisme « un Dimanche après-midi à la Grande Jatte ». La méthode picturale de Seurat séduit Charles Angrand qui, au Salon municipal de Rouen de 1886, accroche un tableau divisionniste, « un Coin de ferme » (8) qui déchaîne la ville contre lui !

    Il entretient ses amis rouennais Delattre, Lemaitre et Frechon du mouvement artistique qui se développe à Paris.

   A l’exposition municipale, son plus fidèle défenseur est son ami Joseph Delattre (9), qui lui écrit : « ...La toile la plus brillante, celle qui incite le plus à rire des ignorants et à plus réfléchir les gens de bonne foi, est la tienne – ceux qui sont intelligents naturellement... » (10). La lutte pour faire admettre dans un premier temps la peinture de plein air, puis le néo-impressionnisme bat son plein.

 

   En 1887, Eugène Brieux lit sa première importante pièce de théâtre "Ménage d’artiste", comédie en trois actes au Cabaret du Clair de Lune.

   Le 16 avril est jouée "Sténie" de Louis Bricourt (pseudonyme de Brieux et nom de jeune fille de sa femme) accompagnée d’une partition de Frédéric  Le Rey au Théâtre des Arts.

    En mai, une plaque est inaugurée à la Cathédrale de Rouen en l’honneur de l’explorateur rouennais Robert Cavelier de la Salle ; la fête comprenait  deux parties : une séance littéraire et un Oratorio en trois parties de M. Louis Bricourt,  musique de Frédéric Le Rey.

    Eugène Brieux est bien un acteur dans le paysage littéraire et artistique de la ville.

    Le 24 janvier 1888, dans le Nouvelliste de Rouen, Joseph Delattre - grâce à l’amitié et la connivence d'Eugène Brieux - fait paraître la lettre ouverte suivante :

« L’impressionnisme n’est pas, comme la plus grande partie de l’opinion le pense encore, une fantaisie née de l’impuissance ; ce genre de peinture a pris naissance de l’observation et il suit son cours par l’observation. N’est-elle intéressante cette transformation progressive qui s’est opérée dans la peinture depuis Manet ?  (…) Quoi de plus curieux, en effet, que cette peinture toute pailletée de tons crus qui, à distance, jouent chacun leur rôle et donnent l’illusion de la pleine lumière.

Angrand, lui, appartient au nouveau groupe des Seurat, des Signac, des Dubois-Pillet etc. qui se rattache par les origines à Claude Monet mais qui déjà se transforme par une nouvelle évolution dans la facture qui est la juxtaposition des couleurs.(…) Regardons un peu en arrière et demandons à Delacroix, à Géricault, à Millet, à Corot, etc…,.cette pléiade de précurseurs du grand combat actuel, s’ils s’en sortirent si facilement que ça de leur chrysalide. Et maintenant, en route pour le Louvre, section des papillons… ». (11)

   Les artistes rouennais proches de Joseph Delattre trouvent là une rare tribune de premier choix, et il est facile d’imaginer les soirées enthousiastes au "Cabaret du clair de lune" que cet article tonitruant va engendrer. Notamment les discussions entre Georges Dubosc, Eugène Brieux, Paul Delesques, Ernest Morel pour valoriser les peintres adeptes des nouvelles théories.

   L’article est envoyé par Delattre à Angrand et le premier lui écrit :

 

   « Mon cher Angrand,

Voilà cet article (si toutefois on peut appeler ça un article) je l’avais écrit il y a deux ans lors de notre exposition rouennaise. Tu dois d’ailleurs te rappeler qu’à cette époque, je te demandais quelques renseignements.

(…) J’attaquais vigoureusement le bourgeois bête et stupide qui admire, qui trouve beau tout ce qui est déjà admiré, reconnu beau etc., etc..,.tu vois ça d’ici, il y avait à mordre.

   Et puis je finissais ainsi (Ô scandale, je te bénissais) : Non, l’impressionnisme n’est pas une fantaisie née de l’impuissance ; non ! Angrand n’est pas malade… N’en déplaise au très jeune et très éminent architecte, graveur, peintre, dessinateur, bibliophile et critique d’art, Jules Adeline, ça n’aurait jamais passé. (…) Je sortis pour prendre l’air et inconscient, j’allais frapper à la porte du Nouvelliste. Toc, toc...Entrez… Tiens, Delattre! Comment va ? Que fait-on, il y a longtemps que...etc..,. etc...

   (Les jambes croisées, appuyé dans l’embrasure d’une fenêtre, un grand corps nichait son museau de fouine derrière le journal qu’il lisait).

   Je demandais à écrire un mot quand l’homme au museau de fouine fut parti ; j’entamai la question avec le rédacteur en chef, Mr. Brieux ; il ne fallait voir là-dedans qu’une légitime défense, l’interprétation personnelle d’un indépendant sur l’impressionnisme… Bien des gens condamnaient sans seulement se donner la peine de réfléchir un brin, etc., etc...et puis, on en parlait, ça ferait peut-être un brin de lumière…

   Mais parfait, parfait, me dit Mr. Brieux – apportez-moi ça - c’est ce qu’il me faut des idées neuves ! - et des jeunes, est-ce long ?

   Et je le quittais en lui promettant de lui soumettre le soir même mon essai. J’avais mon manuscrit dans ma poche, je lui aurais bien laissé mais non ! - je préférais le revoir.

   Et le soir, ça y était, à mon titre « Propos d’un indépendant » on substitua celui de « impressionnisme » et à onze heures, je corrigeais mon épreuve. Je dormis tranquille.

   Frechon trouve que j’ai eu tort de signer. Je ne trouve pas : ayant depuis longtemps déjà pris la résolution de signer mes gosses même les fausses couches…. » (12).

   Il est regrettable que la correspondance retour n’ait pas été conservée, car elle serait très riche de précieux renseignements.

  Charles  Angrand réussit à inciter Joseph Delattre à participer à la quatrième "Exposition des Artistes indépendants" à Paris et à faire partie du mouvement d’avant-garde.

   Durant l’été, il regagne traditionnellement Criquetot-sur-Ouville au cœur du Pays de Caux, et le domicile de ses parents. Il y peint une scène de moisson. Auparavant, Charles  Angrand peint aux côtés de Georges Seurat sur l’île de la Grande Jatte le matin et, sur le retour, au Parc Monceau. Bien peu d’artistes ont eu l’honneur de peindre aux côtés de l’inventeur du divisionnisme !

   En août,  Angrand, Delattre et Frechon exposent des tableaux dans la vitrine de la très accueillante Galerie Legrip, 59 rue de la République à Rouen (13) et, en automne, les mêmes artistes retrouvent les cimaises du musée avec la 31ème exposition municipale.

   En octobre 1988, paraît chez Schneider à Rouen, un important ouvrage d’Amédée Fraigneau, "Rouen-Bizarre", qui donne une étonnante description des « petits métiers » de la ville.

   Dans les bureaux du Nouvelliste est aussi publié d’Eugène Brieux : « Le crédit agricole tel que le veulent les paysans », petit opuscule in 8°de 15 pages.

 

   Début 1889, le 19 mars, Amédée Fraigneau annonce dans Le Nouvelliste de Rouen la création d’une nouvelle Académie : "La Cafetière". « Les Cafetières » seront comme les Immortels au nombre de quarante, les statuts seront déposés en juillet. Eugène Brieux y écrit sous le nom de Bricourt.

    On y représente des pièces d’ombre d’Emile Deshayes : "La conquête des Normands", "La Marche à l’Etoile", "Daphnis et Chloé", dont Raoul Lesens écrivait les partitions.

   Au cours de ce même mois, Charles Angrand écrit à Eugène Brieux:

 

  « Monsieur,

Mon ami Frechon, dans une lettre que je reçois à l’instant, me dit qu’il vous agréerait d’avoir quelques notes pour un article que vous vous proposez de nous consacrer. Je croirais mal répondre à votre sympathie en ne vous remerciant pas à l’avance de l’intérêt que vous nous portez et n’ajoutant pas bien que la chose m’embarrasse fort – les quelques renseignements que je puis fournir – sans devenir haïssable. Je vais le faire sans phrases.

 

(…) Une telle esthétique conduit droit à la naïveté, mais par malheur aujourd’hui, en peinture, la naïveté fait sourire : on l’appelle gaucherie, pis encore. Pourtant, de bons esprits font exception. Je n’en citerai qu’un : M. Jules Lemaitre écrivait il y a peu de temps que certains de nous revenaient aux dessins des troglodytes incrustant leurs os de rennes et il trouvait légitime ce retour à la traduction simpliste des formes... » (14)

 

À suivre

Notes  de la 1ère partie de l'article de F. LESPINASSE

 

  4) Le Nouvelliste de Rouen : Ce journal n’est malheureusement pas numérisé.

  5) Ernest Morel (1854-1918): journaliste, peintre, revuiste, auteur dramatique, rédacteur de "La Dépêche de Rouen et de Normandie" (Journal non numérisé). Auteur d’un portrait de Brieux.

  6) Voir : Le Journal de Rouen : 29 avril 1929. Ce journal est numérisé mais ne possède pas de moteur de recherches. Discours prononcé par Eugène Brieux à Rouen pour l’inauguration du buste de Georges Dubosc.

  7) Charles Angrand : Voir catalogue sous la direction de Christophe Duvivier, articles d’Adèle Lespinasse et François Lespinasse, musée Tavet-Delacour Pontoise, éd. Somgy, 2006.

  8) Localisation actuelle inconnue.

  9) Joseph Delattre : voir Bernard du Chatenet, Joseph Delattre, éd. BDS, 1974, Rouen et
F. Lespinasse, Joseph Delattre, éd. F.L, 1985, Rouen et F.L , Joseph Delattre, éd. Association des Amis de l’Ecole de Rouen, Rouen, 2012.

10) Archives privées.

11) Archives privées.

12) Cité in : F. Lespinasse, Delattre éd. F.L., Rouen 1985, p 78,79,80.

13) Voir l’article de Georges Dubosc in : Le Journal de Rouen 4 août 1888.

14) Il s’agit du brouillon de lettre. Archives privées. Cité in : François Lespinasse, Correspondances de Charles Angrand, éd. F.L, Rouen, 1988. pages 30 et 31.

 

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