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Les Amis de l'Ecole de Rouen

de Laborne à Lebourg : un paysage d'Albert Lebourg redécouvert au Musée des Beaux-arts de Budapest

11 Septembre 2019, 11:00am

Publié par le webmaster

article extrait du bulletin du Musée des Beaux-arts de Budapest ( Hongrie)

Anne-Sophie KOVÀCS - François LESPINASSE

 

Le Département de l'art après 1800 du Musée a initié en 2013 un programme de recherche portant sur sa collection de peintures françaises du XIXème siècle avec l'ambition de publier à terme un catalogue scientifique. Composé d'environ quatre-vingts œuvres  cet ensemble aussi riche que varié comprend des toiles d'artistes illustres tels que Manet, Courbet ou Gauguin, des compositions de peintres oubliés depuis longtemps mais revalorisés aujourd'hui comme Jules Lefebvre ou Jules Adler, mais aussi de nombreuses œuvres dues à de petits maîtres connus des seuls spécialistes.

Parmi ces dernières, figurait un petit tableau représentant les bords d'un fleuve (image ci-dessous)  (1), mentionné depuis son entrée dans les collections en 1953 comme une œuvre de l'artiste parisien Edme Émile Laborne (1837-1913). Élève de Jules Noël et d'Eugène Lacoste, cet exposant régulier du Salon entre 1865 et 1890, s'est essentiellement consacré au paysage et à la scène de genre, sans jamais connaître une grande notoriété.

Ce nom obscur, cette attribution sans éclat, ont longtemps condamné la toile à demeurer dans les Réserves, loin du public, loin des regards des historiens d'art  (2 ). C'est dans le cadre d'un travail de réévaluation visant à examiner avec un regard nouveau que la peinture attribuée à Laborne a révélé sa véritable identité. Une recherche plus approfondie a rapidement démontré que l'artiste avait effectivement peint des scènes de ce type, mais dans un style plus minutieux, avec une touche nettement moins enlevée et   une palette moins complexe et personnelle que le tableau de Budapest ; cette toile présente en effet des qualités picturales, une liberté de construction et de facture qui n'ont pas d'équivalent dans l'œuvre du peintre.

L'absence d'analogie convaincante et ce troublant contraste stylistique ont rendu nécessaire la vérification de la signature figurant dans la partie inférieure gauche du tableau : à notre grande surprise, si la date et le lieu d'exécution sont difficilement lisibles, le nom qui y figure n'est pas celui de Laborne, mais, indéniablement celui de "A.Lebourg"  (fig. 2) (3)

Cet élément nous a conduits à remettre en cause l'attribution du tableau et à le restituer dans l'œuvre d'Albert Lebourg (1849-1928), peintre au caractère indépendant que l'on a souvent rapproché des Impressionnistes, figure autrement plus intéressante qu'Edme Émile Laborne. Des inscriptions au dos de la toile et l'existence de compositions similaires dans l'œuvre de Lebourg (fig. 3) confirment également qu'il s'agit d'une vue du pont de Charenton (fig.4) (4) .

Si cette erreur d'attribution peut paraître surprenante, tout laisse à penser que le tableau était arrivé fortement assombri dans les collections du Musée, et l'inscription était nettement moins lisible qu'elle ne l'est aujourd'hui. En 1994, une restauration consistant avant tout en un allègement du vernis sale et jauni, a permis  de redonner au tableau la fraîcheur qui le caractérise, sans toutefois  que son attribution soit alors mise en question. (5)

Cette "redécouverte" constitue un aboutissement majeur de notre démarche d'étude et de revalorisation de la collection d'art français. Pour la première fois, nous avons l'occasion de mettre cette œuvre en avant et de l'inscrire véritablement dans son contexte muséal ; dans le cadre de la nouvelle exposition du département de l'art après 1800, elle occupe aujourd'hui, parmi les œuvres d'Eugène Boudin, Pissarro et Monet, la place qui lui revient.

Cette réévaluation n'aurait pas été possible sans l'aide de François Lespinasse, auteur d'une monographie sur Albert Lebourg (6), et spécialiste de l'Artiste, qui a bien voulu examiner la toile dont il a confirmé la nouvelle attribution. Il a généreusement accepté de présenter brièvement le peintre normand et le tableau qui vient d'être rattaché à son œuvre, qu'il en soit ici remercié.

ALBERT LEBOURG

Peintre français né en 1849 à Montfort-sur-Risle (près de Rouen) au cœur de la Normandie, et décédé en 1928 à Rouen, Albert Lebourg est assez bien connu pour les raisons suivantes : il a bénéficié de son vivant, en 1923, d'un important ouvrage publié et imprimé par les Galeries Georges Petit (7). Léonce Bénédite (1859-1925), son auteur, fut directeur du Musée du Luxembourg dès 1892, puis conservateur du Musée Rodin en 1919. Ce livre explique avec soin le parcours de Lebourg qui, ne l'oublions pas, a participé à deux des huit expositions du groupe impressionniste en 1879 et 1880.

Albert Lebourg, artiste remarquablement prolixe, est bien représenté dans la plupart des musées français mais aussi à l'étranger, Algérie, Argentine, Brésil, Grande-Bretagne, États-Unis, Japon, Russie, Suède, Suisse. La découverte d'un tableau d'Albert Lebourg, grâce à l'œil attentif d'Anne-Sophie Kovacs au Musée de Budapest, mérite d'être largement félicitée, signalée, c'est toujours un moment de plaisir de retrouver une œuvre.

DE MONTFORT-SUR-RISLE AU PONT DE CHARENTON

Le 1er février 1849, Albert Lebourg naît à Montfort-sur-Risle où son père est greffier de justice. Il vit au contact de la nature normande ; puis, de 1861 à 1865, il suit des études au lycée d'Évreux (Eure). Vient le moment de choisir une carrière ; il gagne Rouen et entre comme élève architecte chez M. Drouin (1813-1882), professeur à l'Académie de Peinture et Dessin de la ville.

Les murs de son logeur sont couverts d'œuvres d'art et, en particulier de fusains. Le jeune garçon est gagné par le démon de la peinture et suit finalement les cours de l'Académie alors dirigée par Gustave Morin (1813-1886). Il se rend à Paris, à l'Exposition Universelle de 1867 et visite l'exposition de Gustave Courbet ; il avouera plus tard: " je n'étais pas en état de bien comprendre cette magnifique exhibition de toiles "  (8) .

L'examen des palmarès de ses années d'études montre qu'il obtient des résultats excellents aussi bien en dessin qu'en peinture  (9) . Il est réformé en 1870 et tente avec succès le vingt-troisième Salon municipal des Beaux-arts de Rouen en 1872, où ses trois toiles et deux dessins sont reçus. Notons qu'à cette exposition figurent des toiles de Corot, Monet, Pissarro et Sisley  (10). Il adresse aussi à l'exposition de la Société des Arts de Dieppe.

Un évènement inattendu en juillet, mais fort important, va décider de la suite de la carrière de peintre de ce jeune homme de 23 ans. Laurent Laperlier (1805-1879), Intendant des armées d'Afrique à Alger, de passage à Rouen, aperçoit dans la vitrine de la Galerie Legrip un tableau d'Albert Lebourg. Il demande à s'entretenir avec le jeune Artiste et lui propose de devenir à la rentrée d'octobre, professeur de dessin à la Société des Beaux-arts d'Alger dont il est le Président. En octobre 1872, Albert Lebourg prend ses fonctions et le Normand découvre une lumière nouvelle : " l'arrivée sur la côte d'Afrique reste gravée d'une manière inoubliable. J'avais eu l'heureux hasard que notre bateau était arrivé devant les côtes au lever du soleil et les premiers rayons de lumière éclairaient déjà cette ville blanche des teintes de l'or ou des plus fines pierres précieuses. Le ciel avait  ces tons aériens des belles matinées dans ce pays et, au-dessous, le bleu de l'eau, bleu d'azur profond donnant cet accent étrange des flots, qu'on ne trouve que dans la Méditerranée…" .(11)

Il revient en France durant l'été 1873, et se marie à Rouen avec Marie Guilloux le 23 septembre. Il avait rencontré ses deux frères Albert et Alphonse, tous deuxs nés dans une famille de sculpteurs attachés à la restauration de la Cathédrale de Rouen à l'Académie de Dessin et de Peinture.

A son retour à Alger, il rencontre des artistes peintres dont Jean Seignemartin (1848-1875) et Eugène Vidal (1850-1905), et le Cardinal Charles Lavigerie (1825-1895). Il quitte définitivement le sol africain en 1877 et s'installe à Paris 3 rue Jouffroi, dans le quartier des Batignolles.

En 1878, il adresse avec succès pour l'exposition de la Société des Amis des Arts de Pau du 15 janvier au 15 mars , une vue de Rouen, puis, au 26ème Salon Municipal des Beaux-arts de Rouen,  en octobre et novembre, deux tableaux (marines à Rouen) et deux dessins (marines) .(12)

Il consigne dans ses souvenirs : "période un peu trouble, un peu vague, où j'avais perdu le bel emballement des années d'Algérie, où la vie matérielle n'était pas bien assurée, où je n'avais nulle confiance en moi…" (13)

Grâce à la recommandation d'Eugène Vidal, il rencontre Portier, marchand de couleurs, rue Lepic à Paris, et commence à vendre au docteur Filleau, collectionneur de Manet, Monet et Renoir. Portier l'incite à participer à la quatrième exposition d'un Groupe d'artistes indépendants du 20 avril au 11 mai 1879. L'exposition compte quinze participants dont Caillebotte, Degas, Monet, Pissarro… Lebourg fait un envoi important avec 29 numéros (peintures et dessins). En 1880, il renouvelle sa participation au Groupe avec 19 numéros. C'est son ultime envoi. La décennie qui va s'écouler est d'une importance capitale sur le plan pictural pour la carrière de l'Artiste. Il va accéder au Salon et connaître la notoriété.

En juillet, il s'installe 22 avenue des Gobelins ; de cette époque datent des études au Pont d'Austerlitz, de la Marne à Charenton, de la Seine à Ivry, au Point-du-Jour, Bas-Meudon, Sèvres, Saint-Cloud. En octobre, il entre à l'atelier de Jean-Paul Laurens (1838-1921) : "je suis les cours de perspective et d'anatomie à l'École des Beaux-arts en vue de passer un examen de professeur de dessin. Je ne travaille à l'atelier de Jean-Paul Laurens que le matin ; les après-midi, je vais souvent faire du paysage sur les bords de la Seine;  à cet atelier de Laurens, je rencontre d'excellents camarades plus jeunes que moi, bien entendu…" (14)

Albert Lebourg fait alors connaissance du docteur Paulin (1852-1937) qui lui achète des toiles et le met en relation avec des confrères qui, eux aussi, s'intéressent à sa production. Une grande amitié va se développer ; les deux hommes vont peindre ensemble sur le motif en bord de Seine mais aussi à Dieppe.

Dans ses souvenirs à  Roger Marx pour la Gazette des Beaux-arts (15) , Albert Lebourg écrit : "je fis aussi à cette époque, ou peut-être un an avant, la connaissance du docteur Paulin, dentiste rue Taitbout, qui faisait lui-même de la peinture. Nous allions en faire tous les dimanches aux alentours de Paris, il m'acheta et me fii vendre beaucoup à ses amis docteurs en médecine…"  (16).

Albert Lebourg apprécie tout particulièrement, Dieppe, rapidement accessible depuis Paris ou Rouen par le train : "en 1882, je fais un premier séjour de quelques mois à Dieppe où je ne quitte même le Port, très pittoresque encore à cette époque…".(17)

En mai 1883, l'Artiste est reçu au Salon avec "Le Matin, Dieppe". Le livret indique qu'il est domicilié au 22 avenue des Gobelins et élève de Morin et Laurens. En dehors de ces séjours à Dieppe et Rouen, Albert Lebourg sillonne Paris et ses proches environs. Il se prend d'amour pour les ponts qui relient les deux rives de la Capitale ; de Charenton à Saint-Cloud, la Seine parcourt intra-muros treize kilomètres et chacune de ces constructions est l'objet de son attention. L'eau et le ciel sont deux éléments que l'Artiste transcrit avec brio.

C'est le cas de ce tableau de format habituel peint entre 1880 et 1885. L'ambiance générale grise, avec un ciel chargé, est caractéristique de cette remarquable période, avant les séjours en Auvergne. De fins dégradés de gris donnent une belle puissance à cette peinture renforcée par le fort contraste entre le ciel très lumineux et les berges plus sombres. Albert Lebourg aime énormément le cours de ce fleuve magique et de ses affluents qui sont le berceau de l'Impressionnisme. De Paris et sa proche banlieue, bien peu de ces sites n'ont pas été visités par l'Artiste.

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NOTES

1 - Albert Lebourg (attribué précédemment à Edme Émile Laborne) le pont de Charenton, HST, vers 1880-1885, 34,5 x 64,5 cm, SBG " A.Lebourg", Musée des Beaux-arts de Budapest, inv. 504.B.

2 - l'œuvre était jusqu'à très récemment dépourvue de cadre ; elle n'a vraisemblablement jamais été exposée; la seule mention du tableau depuis qu'il a rejoint notre fonds remonte à 1954 quand le Bulletin annuel indique qu'une esquisse de Kokoschka et "le petit paysage exquis de Laborne, peintre français de Suisse (sic) enrichissent, avec d'autres pièces nouvellement acquises, la collection de notre Musée" - E. Genthon - galerie des tableaux étrangers modernes - bulletin du MBA Budapest -n°5 -1954, p. 84.

3 - il faut également signaler que Laborne apposait généralement sa signature dans une écriture très différente de celle qui apparait sur le tableau de Budapest.

4 - située au sud-est de Paris, à la confluence de la Seine et de la Marne ; la petite ville de Charenton a inspiré de nombreuses toiles à Lebourg. Parmi les œuvres similaires, on peut citer notamment : le pont de Charenton -1881, 38x61 cm, vente Massol, tableaux modernes et art contemporain. Drouot Paris, 1er juin  2007 lot n° 11.

5 - la toile a été restaurée par Àgota Bittsànsky dans le cadre d'un programme de restauration des peintures du XIXième siècle .

6 - F. Lespinasse, Albert.Lebourg, éd. F.L. Rouen ,1983.

7- voir Léonce Bénédite, Albert Lebourg, éd. des Galeries Georges Petit, Paris, 1923 ; J.A.Cartier , Albert Lebourg, les cahiers d'Arts Documents, éd; P. Cailler, Genève, 1955 ; F. Lespinasse, Albert Lebourg, éd. F.L. Rouen ,1983 ; F. Lespinasse, le Journal de l'Ecole de Rouen, éd. F.L. Rouen, 2006 ; F. Lespinasse, Albert Lebourg, la Seine, Maison des Arts, Gd Quevilly, 2013.

8 - In Bénédite, op.cit., p. 42.

9 - voir le Journal de l'École de Rouen, op. cit. p.36.

10 - voir Pierre Sanchez, les Salons de province ; G. Bonnin, F. Lespinasse, P. Sanchez, Salons de Rouen, 1833-1947, éd. de l'échelle de Jacob, Dijon, 2004.

11 - voir Bénédite, op. cit. p. 50.

12 - Bulletin de la Vie Artistique, 1/11/1920.

13 - INHA Paris  Dossier Roger Marx.

14 - INHA Paris  Dossier Roger Marx

15 - INHA Paris  Dossier Roger Marx.

16 -  les articles parus dans la Gazette des Beaux-arts, déc. 1903 (p. 455-456) et janv.1904 (p. 66-92).

17 -  INHA Paris  Dossier Roger Marx

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