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Les Amis de l'Ecole de Rouen

la chronique de f. lespinasse

EUGENE BRIEUX à ROUEN (1885 à 1889) - 1ère partie - notes 4 à 14 SES RELATIONS AVEC CHARLES ANGRAND, JOSEPH DELATTRE, CHARLES FRECHON, LÉON-JULES LEMAITRE

21 Mars 2019, 15:02pm

Publié par le webmaster

   Mais qui est donc cet Eugène Brieux pour le moins mal connu, et comment a-t-il fait connaissance de ces artistes rouennais ?

 

   Comme l’écrit Malcom Palmer Byrnes auteur en 1952 d’une thèse de philosophie "Eugène Brieux, humanitaire et patriote méconnu", « Il paraît incompréhensible qu’un écrivain français qui écrivit 50 pièces de théâtre… soit tombé si complètement dans l’oubli. Ni les amateurs actuels de théâtre, ni le public qui s’intéresse au développement social de la France ne savent rien de lui ….cet oubli est vraiment étonnant ». ! Et d’ajouter : « Le théâtre de Brieux est entièrement le théâtre d’un patriote ». La situation n’a guère changé soixante-sept ans après !

 

   Eugène Brieux est né le 19 janvier 1858 à Paris, 16 rue de Bercy, dans le douzième arrondissement.  Fils d’un artisan ébéniste, il passe son enfance dans le quartier parisien du Faubourg Saint-Antoine.  Instruction  primaire chez les Frères de la doctrine chrétienne, puis à l’École Turgot.   A l’âge de quatorze ans, il doit interrompre sa scolarité, et « connaît la misère absolue » ; il exerce divers métiers : cireur de chaussures, vendeur de dentelles, puis employé de commerce. Il dévore des dizaines de livres. A dix-sept ans, il entre pour la première fois dans une salle de spectacle. Suprême révélation !

    Trois ans plus tard, le 1er décembre 1879, il signe son premier contrat avec Gaston Salandré, auteur dramatique, pour son " Bernard Palissy", pièce en un acte et en vers. Eugène Brieux fait un séjour comme employé de banque à la Banque Péreire et assiste au krach de l’Union Générale de 1882.

 

   Il décide de se tourner vers le journalisme, gagne Dieppe, puis Rouen grâce à l’entremise de Raoul Duval (1832-1887), fils de Charles-Edmond Duval (1807-1893), homme politique et sénateur. Raoul Duval est ami de Gustave Flaubert.

   Eugène Brieux entre en 1885 au "Nouvelliste de Rouen" (4), journal de tendance conservatrice où Pouyer-Quertier et Duval ont des intérêts. Le premier numéro du journal date de 1852. Charles Lapierre (1828-1893) en est le Directeur, il y passera trente-six ans, dont vingt-quatre comme directeur.

   Venu à Rouen en Octobre pour rendre compte des élections, il décide finalement de s’y fixer, prenant la suite d’Eugène Souchières, puis d’Amédée Fraigneau. Il s’installe au pied de la côte Sainte-Catherine en compagnie de sa femme et de sa belle-famille, route de Bonsecours, près de la Grâce de Dieu, en face de l’école maternelle Marcel-Buquet. Très vite, il prend contact avec les artistes de la place. Les milieux artistique et théâtral n’ont très rapidement plus de secrets pour lui.

   Il lie amitié avec Georges Dubosc (1853-1927) qui a tenu la rubrique théâtrale dans La Chronique de Rouen, "La Lorgnette", et qui à partir de 1887, va écrire dans "Le Journal de Rouen". Brieux rencontre aussi Hugues Delorme (1868-1942).

   Eugène Brieux devient un des piliers nocturnes du "Cabaret du Clair de Lune", un établissement né au lendemain de l’Exposition de 1884, qui se tient au Champ de Mars, au pied de la côte Sainte-Catherine, "la montagne", comme la nomment quelques rouennais.

 

   Ce cabaret est le fruit de conceptions "chatnoiresques". Les collaborateurs se nomment : Henri Vignet, Gaston Lespine, Georges Dubosc, Fernand Decoprez, Léon-Jules Lemaitre, Edouard Glinel, Charles Frechon, Albert Lambert, Paul Delesques et Ernest Morel. (5)

  Brieux raconte : « ...Presque chaque nuit, sortant, lui (Dubosc) du théâtre, moi du Nouvelliste de Rouen, nous avons ensemble arpenté la route qui va de la rue St Etienne- des-Tonneliers à l’octroi de Bonsecours près duquel je demeurais. Perdus dans je ne sais quelles amicales discussions, arrivés à ma porte, nous repartions vers la ville, ayant encore un dernier argument à nous présenter, puis il me reconduisait, et tout cela si bien, qu’il nous est arrivé parfois en été, de voir poindre le soleil au-dessus de la côte Sainte-Catherine. » (6).

 Le cabaret va ensuite se transformer en "La Cafetière".

   L’année 1886 est d’une grande importance dans le domaine artistique. A Rouen, Charles Angrand - parti à Paris, Capitale des Arts, depuis la rentrée scolaire 1882 - est devenu répétiteur au Collège Chaptal,  boulevard des Batignolles. Il fréquente les plus brillants artistes du moment : Seurat, Signac, Dubois-Pillet... De surcroît, il participe à la naissance la Société des artistes indépendants en 1884. Il connaît bien Georges Seurat, l’inventeur du divisionnisme et auteur du tableau phare du néo-impressionnisme « un Dimanche après-midi à la Grande Jatte ». La méthode picturale de Seurat séduit Charles Angrand qui, au Salon municipal de Rouen de 1886, accroche un tableau divisionniste, « un Coin de ferme » (8) qui déchaîne la ville contre lui !

    Il entretient ses amis rouennais Delattre, Lemaitre et Frechon du mouvement artistique qui se développe à Paris.

   A l’exposition municipale, son plus fidèle défenseur est son ami Joseph Delattre (9), qui lui écrit : « ...La toile la plus brillante, celle qui incite le plus à rire des ignorants et à plus réfléchir les gens de bonne foi, est la tienne – ceux qui sont intelligents naturellement... » (10). La lutte pour faire admettre dans un premier temps la peinture de plein air, puis le néo-impressionnisme bat son plein.

 

   En 1887, Eugène Brieux lit sa première importante pièce de théâtre "Ménage d’artiste", comédie en trois actes au Cabaret du Clair de Lune.

   Le 16 avril est jouée "Sténie" de Louis Bricourt (pseudonyme de Brieux et nom de jeune fille de sa femme) accompagnée d’une partition de Frédéric  Le Rey au Théâtre des Arts.

    En mai, une plaque est inaugurée à la Cathédrale de Rouen en l’honneur de l’explorateur rouennais Robert Cavelier de la Salle ; la fête comprenait  deux parties : une séance littéraire et un Oratorio en trois parties de M. Louis Bricourt,  musique de Frédéric Le Rey.

    Eugène Brieux est bien un acteur dans le paysage littéraire et artistique de la ville.

    Le 24 janvier 1888, dans le Nouvelliste de Rouen, Joseph Delattre - grâce à l’amitié et la connivence d'Eugène Brieux - fait paraître la lettre ouverte suivante :

« L’impressionnisme n’est pas, comme la plus grande partie de l’opinion le pense encore, une fantaisie née de l’impuissance ; ce genre de peinture a pris naissance de l’observation et il suit son cours par l’observation. N’est-elle intéressante cette transformation progressive qui s’est opérée dans la peinture depuis Manet ?  (…) Quoi de plus curieux, en effet, que cette peinture toute pailletée de tons crus qui, à distance, jouent chacun leur rôle et donnent l’illusion de la pleine lumière.

Angrand, lui, appartient au nouveau groupe des Seurat, des Signac, des Dubois-Pillet etc. qui se rattache par les origines à Claude Monet mais qui déjà se transforme par une nouvelle évolution dans la facture qui est la juxtaposition des couleurs.(…) Regardons un peu en arrière et demandons à Delacroix, à Géricault, à Millet, à Corot, etc…,.cette pléiade de précurseurs du grand combat actuel, s’ils s’en sortirent si facilement que ça de leur chrysalide. Et maintenant, en route pour le Louvre, section des papillons… ». (11)

   Les artistes rouennais proches de Joseph Delattre trouvent là une rare tribune de premier choix, et il est facile d’imaginer les soirées enthousiastes au "Cabaret du clair de lune" que cet article tonitruant va engendrer. Notamment les discussions entre Georges Dubosc, Eugène Brieux, Paul Delesques, Ernest Morel pour valoriser les peintres adeptes des nouvelles théories.

   L’article est envoyé par Delattre à Angrand et le premier lui écrit :

 

   « Mon cher Angrand,

Voilà cet article (si toutefois on peut appeler ça un article) je l’avais écrit il y a deux ans lors de notre exposition rouennaise. Tu dois d’ailleurs te rappeler qu’à cette époque, je te demandais quelques renseignements.

(…) J’attaquais vigoureusement le bourgeois bête et stupide qui admire, qui trouve beau tout ce qui est déjà admiré, reconnu beau etc., etc..,.tu vois ça d’ici, il y avait à mordre.

   Et puis je finissais ainsi (Ô scandale, je te bénissais) : Non, l’impressionnisme n’est pas une fantaisie née de l’impuissance ; non ! Angrand n’est pas malade… N’en déplaise au très jeune et très éminent architecte, graveur, peintre, dessinateur, bibliophile et critique d’art, Jules Adeline, ça n’aurait jamais passé. (…) Je sortis pour prendre l’air et inconscient, j’allais frapper à la porte du Nouvelliste. Toc, toc...Entrez… Tiens, Delattre! Comment va ? Que fait-on, il y a longtemps que...etc..,. etc...

   (Les jambes croisées, appuyé dans l’embrasure d’une fenêtre, un grand corps nichait son museau de fouine derrière le journal qu’il lisait).

   Je demandais à écrire un mot quand l’homme au museau de fouine fut parti ; j’entamai la question avec le rédacteur en chef, Mr. Brieux ; il ne fallait voir là-dedans qu’une légitime défense, l’interprétation personnelle d’un indépendant sur l’impressionnisme… Bien des gens condamnaient sans seulement se donner la peine de réfléchir un brin, etc., etc...et puis, on en parlait, ça ferait peut-être un brin de lumière…

   Mais parfait, parfait, me dit Mr. Brieux – apportez-moi ça - c’est ce qu’il me faut des idées neuves ! - et des jeunes, est-ce long ?

   Et je le quittais en lui promettant de lui soumettre le soir même mon essai. J’avais mon manuscrit dans ma poche, je lui aurais bien laissé mais non ! - je préférais le revoir.

   Et le soir, ça y était, à mon titre « Propos d’un indépendant » on substitua celui de « impressionnisme » et à onze heures, je corrigeais mon épreuve. Je dormis tranquille.

   Frechon trouve que j’ai eu tort de signer. Je ne trouve pas : ayant depuis longtemps déjà pris la résolution de signer mes gosses même les fausses couches…. » (12).

   Il est regrettable que la correspondance retour n’ait pas été conservée, car elle serait très riche de précieux renseignements.

  Charles  Angrand réussit à inciter Joseph Delattre à participer à la quatrième "Exposition des Artistes indépendants" à Paris et à faire partie du mouvement d’avant-garde.

   Durant l’été, il regagne traditionnellement Criquetot-sur-Ouville au cœur du Pays de Caux, et le domicile de ses parents. Il y peint une scène de moisson. Auparavant, Charles  Angrand peint aux côtés de Georges Seurat sur l’île de la Grande Jatte le matin et, sur le retour, au Parc Monceau. Bien peu d’artistes ont eu l’honneur de peindre aux côtés de l’inventeur du divisionnisme !

   En août,  Angrand, Delattre et Frechon exposent des tableaux dans la vitrine de la très accueillante Galerie Legrip, 59 rue de la République à Rouen (13) et, en automne, les mêmes artistes retrouvent les cimaises du musée avec la 31ème exposition municipale.

   En octobre 1988, paraît chez Schneider à Rouen, un important ouvrage d’Amédée Fraigneau, "Rouen-Bizarre", qui donne une étonnante description des « petits métiers » de la ville.

   Dans les bureaux du Nouvelliste est aussi publié d’Eugène Brieux : « Le crédit agricole tel que le veulent les paysans », petit opuscule in 8°de 15 pages.

 

   Début 1889, le 19 mars, Amédée Fraigneau annonce dans Le Nouvelliste de Rouen la création d’une nouvelle Académie : "La Cafetière". « Les Cafetières » seront comme les Immortels au nombre de quarante, les statuts seront déposés en juillet. Eugène Brieux y écrit sous le nom de Bricourt.

    On y représente des pièces d’ombre d’Emile Deshayes : "La conquête des Normands", "La Marche à l’Etoile", "Daphnis et Chloé", dont Raoul Lesens écrivait les partitions.

   Au cours de ce même mois, Charles Angrand écrit à Eugène Brieux:

 

  « Monsieur,

Mon ami Frechon, dans une lettre que je reçois à l’instant, me dit qu’il vous agréerait d’avoir quelques notes pour un article que vous vous proposez de nous consacrer. Je croirais mal répondre à votre sympathie en ne vous remerciant pas à l’avance de l’intérêt que vous nous portez et n’ajoutant pas bien que la chose m’embarrasse fort – les quelques renseignements que je puis fournir – sans devenir haïssable. Je vais le faire sans phrases.

 

(…) Une telle esthétique conduit droit à la naïveté, mais par malheur aujourd’hui, en peinture, la naïveté fait sourire : on l’appelle gaucherie, pis encore. Pourtant, de bons esprits font exception. Je n’en citerai qu’un : M. Jules Lemaitre écrivait il y a peu de temps que certains de nous revenaient aux dessins des troglodytes incrustant leurs os de rennes et il trouvait légitime ce retour à la traduction simpliste des formes... » (14)

 

À suivre

Notes  de la 1ère partie de l'article de F. LESPINASSE

 

  4) Le Nouvelliste de Rouen : Ce journal n’est malheureusement pas numérisé.

  5) Ernest Morel (1854-1918): journaliste, peintre, revuiste, auteur dramatique, rédacteur de "La Dépêche de Rouen et de Normandie" (Journal non numérisé). Auteur d’un portrait de Brieux.

  6) Voir : Le Journal de Rouen : 29 avril 1929. Ce journal est numérisé mais ne possède pas de moteur de recherches. Discours prononcé par Eugène Brieux à Rouen pour l’inauguration du buste de Georges Dubosc.

  7) Charles Angrand : Voir catalogue sous la direction de Christophe Duvivier, articles d’Adèle Lespinasse et François Lespinasse, musée Tavet-Delacour Pontoise, éd. Somgy, 2006.

  8) Localisation actuelle inconnue.

  9) Joseph Delattre : voir Bernard du Chatenet, Joseph Delattre, éd. BDS, 1974, Rouen et
F. Lespinasse, Joseph Delattre, éd. F.L, 1985, Rouen et F.L , Joseph Delattre, éd. Association des Amis de l’Ecole de Rouen, Rouen, 2012.

10) Archives privées.

11) Archives privées.

12) Cité in : F. Lespinasse, Delattre éd. F.L., Rouen 1985, p 78,79,80.

13) Voir l’article de Georges Dubosc in : Le Journal de Rouen 4 août 1888.

14) Il s’agit du brouillon de lettre. Archives privées. Cité in : François Lespinasse, Correspondances de Charles Angrand, éd. F.L, Rouen, 1988. pages 30 et 31.

 

Voir les commentaires

EUGENE BRIEUX à ROUEN (1889 à 1892) - 2ème partie - notes 15 à 28 SES RELATIONS AVEC CHARLES ANGRAND, JOSEPH DELATTRE, CHARLES FRECHON, LÉON-JULES LEMAITRE.

21 Mars 2019, 14:56pm

Publié par le webmaster

    Dans "Le Nouvelliste de Rouen" du 1er avril, un chaleureux hommage est rendu à Alphonse Guilloux (15); Brieux écrit, sous le titre " Ateliers d’artistes"::

«  Rouen possède plusieurs artistes d’un très réel talent, qui à force de volonté, à force de combattre, sont arrivés à se faire un nom à Paris, à représenter dignement leur ville natale au Salon annuel, à y remporter des récompenses. Guilloux, Zacharie, Frechon, Delattre, Angrand, Lemaitre, de Bergevin... ».

I

     Le 26 avril, dans ce même journal, il persiste et décide de rendre un vibrant et cordial hommage à ses amis artistes rouennais : Angrand, Delattre, Frechon et Lemaitre. Il écrit un long papier :

 

"Les Impressionnistes à Rouen".

    "Comme les trois mousquetaires, les impressionnistes rouennais sont quatre ; comme les trois mousquetaires encore, ils sont jeunes, ardents, aimant la lutte et n’ont pu se garder, à un certain moment, de céder au désir « d’épater le bourgeois » ce à quoi ils ont réussi en attendant mieux.

   Il est certain que l’on a ri, et de bon cœur, devant les premières toiles de Lemaitre ; certain encore qu’on s’est esclaffé devant les pointillés de M. Angrand ; il est indubitable qu’on a levé les épaules devant les paysages de Delattre, et le jury du Salon met une persévérance à refuser les toiles de Frechon.

   On les a tout d’abord pris pour de joyeux fumistes. En quoi on a eu tort. C’était sérieusement que ces jeunes gens heurtaient le goût du public. Ils poursuivaient un but nettement fixé ; ils ne cherchaient pas un simple succès de scandale ; ils demandaient tout unanimement qu’on voulut bien les regarder et discuter avec eux. Ils étaient sincères; ils le sont. Ils l’ont prouvé, et de façon la plus évidente, puisqu’ils ont accepté de dures privations puisqu’ils les ont supportées pendant plusieurs années, et qu’ils sont arrivés à ceci : qu’à présent le nombre des rieurs diminue, tandis que celui des acheteurs augmente... sans exagération toutefois.

   Ils ont cette ambition, de rendre la nuance insaisissable, indescriptible, de la vibration de la lumière dans l’air. Aucune couleur ne donne cela ; c’est comme un chant qui ne peut se noter, comme une idée qu’on voudrait exprimer et pour laquelle les mots n’existeraient pas..

(…) Tels sont les représentants de la nouvelle école à Rouen. Nous serons heureux si nous avons pu convaincre ceux de nos concitoyens qui en doutaient, de la sincérité de leurs efforts et de leurs talents. Quant à eux, ils persévèrent dans leur tâche, soutenus dans la lutte par l’étroite amitié qu’ils se sont voués, et le temps n’est pas si loin peut-être où ils auront à mettre en commun non plus des tristesses et des déceptions, mais les joies vives du succès mérité et si longtemps poursuivi. "

   Tel est le chaleureux message adressé par Eugène Brieux

   Le 11 juillet 1889, Joseph Delattre écrit à son ami Charles  Angrand :

« Mon cher Angrand,

Mon intention était cette année de n’envoyer nulle part pas plus à cette exposition des Amis des Arts qu’à celle des Indépendants. Mais puisqu’il en est ainsi, puisque vous le désirez les uns et les autres j’exposerai avec vous….Lemaitre paraît lui aussi satisfait, l’article de Brieux l’a remonté. J’ai vu de lui en passant devant chez Chaulin deux petites charmantes toiles : 1) coin de marché aux fleurs 2) Cours Boïeldieu le matin – cette dernière lui a été achetée.

Je t’embrasse.» (16)

   Les réunions de La Cafetière vont bon train et il arrive que Charles Angrand comme membre correspondant, vienne assister aux réunions. Entre peintres alors, la méthode de Seurat est l’objet d’intenses discussions, et les artistes boivent une sorte d’absinthe appelée par Henri Vignet de « l’urine d’alouette ».

Durant l’été, Léon-Jules Lemaitre écrit à Frechon:

« L’ami Brieux vient de recevoir une lettre d’un certain M. Gouellain membre de la Société des Amis des Arts l’informant qu’on avait l’intention de nous donner un panneau pour que nos tableaux se trouvent réunis comme nous en avions manifesté le désir … Quant à Delattre nous ne pourrons guère compter sur lui. On peut compter sur moi pour quatre toiles de 6,8,15,25 à peu près. Il faut absolument faire un effort. Tâchons de dépenser beaucoup de talent sur de petites toiles (de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace). A toi cordialement. » (17)

    Le "Salon des Artistes Indépendants" ouvrait le 3 septembre 1889 à Paris.

   A  Rouen allait se dérouler du 15 octobre au 15 novembre le concours de la Société des Amis des Arts (fondée en 1834) entre les artistes normands, nés ou domiciliés dans l’un des cinq départements, dans le musée de peinture de la ville  Le 11 octobre, Georges Dubosc ouvre le feu et écrit dans le Journal de Rouen :

«Dans quelques jours doit s’ouvrir dans les galeries du premier étage du musée municipal l’exposition des œuvres d’artistes normands… Une des attractions de ce concours sera certainement l’exposition des œuvres  des peintres qui se réclament de l’impressionnisme. On discutera furieusement sur la décomposition du ton et le pointillé devant à la Grande Jatte de M. Angrand et devant l’Etude au soleil de M. Lemaitre... »

    Notons la participation d’Albert Lebourg. Léon-Jules Lemaitre fait l’envoi suivant : n° 203 : "Etude au soleil"; n°204 : "Un jardin près Rouen"; n°205 : "Un coin du marché Saint-Marc"; n° 206 : "Un dimanche place Saint-Godard". (18)

 

   Le numéro 204 est bien le tableau vendu le 14 décembre 2018, en tant que  "homme à la pipe assis sur une brouette dans un jardin surplombant Rouen". Quant à l’Étude au soleil, la localisation en est inconnue.

   La presse rouennaise décortique, analyse les envois des adeptes de Seurat. "L’Écho de Rouen", "Le Nouvelliste, "Le Journal de Rouen" et "le Patriote de Normandie" prennent tous le temps de rendre compte de cette salle étonnante.

 

   Eugène Brieux,  quant à lui, écrit à Charles Angrand, le 24 octobre :

«  Mon cher Angrand, je vous écrit sous l’œil de Lemaitre avec qui je prends un amer chez Victor. Nous causions tout à l’heure de vos toiles et des siennes. Nous parlions aussi des compte-rendus déjà parus et nous constations qu’on ne vous comprenait pas. Nous en avons conclu qu’il fallait expliquer à ces affreux bourgeois ce qu’ils ne peuvent concevoir d’eux-mêmes et j’ai pensé que nul mieux que vous ne pouvait le faire.

Nous vous demandons donc de bien vouloir envoyer "par retour du courrier" une longue lettre :

1°) sur vos quatre toiles, sur les cochons et la Grande Jatte, surtout, car ce sont les moins comprises.

2°) sur l’Étude en plein air de Lemaitre.

Alors et suivant vos indications : ou je publierai votre lettre elle-même et votre signature ; ou je me servirai simplement des notes qu’elle m’apportera en la gardant par devers moi.

Nous vous serrons cordialement la main.

Brieux » (19).

 

   Charles Angrand répondit en expliquant la théorie et méthode de Seurat ; Eugène Brieux en retour écrit le 4 novembre dans "Le Nouvelliste de Rouen" :

« Il est une salle parmi celles où sont exposées les œuvres envoyées au concours de la société des Amis des Arts dans laquelle on retrouve les derniers vestiges de la vieille gaieté française. C’est la salle où sont accrochés les tableaux de M.M. Angrand, Lemaitre, Delattre, Frechon et Anquetin. On s’y amuse bien. On se montre l’Etude au soleil de Lemaitre et l’on pouffe…. »

 

   Début 1890, Eugène Noël (20) fait paraître "La Campagne" chez Espérance Cagniard et il a demandé à ses amis peintres rouennais d’illustrer les mois de l’année.

Nous retrouvons Léon-Jules Lemaitre avec son jardinier, cette fois debout,

en plein effort, annonçant le mois de novembre.

 

André Antoine (21) note le 10 janvier :

« Brieux est retenu à Rouen par sa place de rédacteur en chef au Nouvelliste qui le fait vivre, il ne peut faire souvent le voyage ; quand je suis obligé de le voir, c’est moi qui me déplace. Donc j’arrive ce matin, sous un beau soleil, en haut de la côte de Bon-Secours, devant une petite maisonnette qui est la sienne.  Nous dégringolons en ville faire un gentil déjeuner, et comme Brieux a de la besogne à son journal je l’y accompagne... » (22)

 

   Le 24 janvier 1890, Eugène Brieux écrit à Charles Angrand  :

   " mon cher Monsieur,

   Ce serait certainement marquer, pour vos œuvres, une indifférence que je n’ai pas, que de ne pas me souvenir de l’aimable promesse que vous m’avez faite jadis.

   Je serai très heureux, le jour où je pourrai accrocher dans mon bureau, à côté de Lemaitre et de Delattre, un Angrand. (23)

   Excusez-moi, et ne voyez dans cette réclamation ce qu’il y a réellement : une vive sympathie pour vous et une grande estime pour vôtre beau talent.

      Eugène Brieux " (24)

 

 

 

Le 12 mars, André Antoine écrit :
     « Eugène Brieux dont nous allons donner la première pièce, "Ménages d’artistes",  est un garçon mince aux traits fins, avec des yeux bleus métalliques, une barbe et des moustaches en pointe... » (25)

     Puis, le 22 mars :

    « Brieux venu à Paris pour quelques répétitions et sa première a regagné Rouen tout à fait heureux ».

     Il donne ensuite au Théâtre Français "La fille de Duramé", drame en 5 actes, le 25 mars.

    Le lendemain, le critique du "Journal de Rouen" note :

«…le public qui s'émeut facilement à ces horreurs a fait très bon accueil à la pièce de Monsieur Bricourt  ».

    Brieux  poursuit néanmoins ses activités journalistiques à Rouen, mais le théâtre prend de plus en plus d’importance.

     Il participe aussi à l’important volume collectif de Gustave Fraipont (1849-1923), "Les environs de Rouen" avec cent vingt dessins édités chez Augé. Il donne deux textes : "Corneille au Petit-Couronne", et "L’âne de Sainte-Austreberthe".

 

    L’année suivante, Georges Seurat meurt le 29 mars 1891. Les artistes rouennais vont tous abandonner le divisionnisme et Lemaitre va se cantonner définitivement dans ses vues de Rouen ; le 32ème Salon municipal de Rouen se déroule du 10 octobre au 30 novembre ; la critique dans "Le Nouvelliste de Rouen" est rédigée par Paul Delesques, toujours dévoué aux artistes rouennais. Notons la présence de Delattre, Frechon, Lemaitre. Quant à Angrand, absent, il ne reviendra au musée de Rouen qu’en 1916. 

 

    En 1892, le théâtre étant devenu pour Eugène Brieux l’élément majeur, tout va se précipiter.

   Le 10 janvier, André Antoine écrit : 

     «  En me promenant avec Brieux, je sens qu’il s’impatiente parce que "Bichette" qu’il a donné à Carré ne passe pas. Il me la raconte ; Je le persuade qu'une histoire de paysans sera beaucoup plus à sa place au Théâtre Libre, et je lui offre de la monter tout de suite. »

   Le 2 février :

    «  coup double hier soir avec "Bichette" de Brieux, devenue "Blanchette", qui a triomphé sur toute la ligne... ».

   Puis, le 5 février :

   «  le succès de "Blanchette" a retenti jusqu’à Rouen. Aussi, Brieux m’écrit que nous devrions aller jouer la pièce au Théâtre des Arts... ».  

   Le 15 février, Georges Dubosc défend son ami et confrère dans "Le Journal de Rouen". 

   Deux jours plus tard, dans "Le Travailleur Normand"(26) est dressé dans la rubrique « Silhouettes locales » un joli et élogieux portrait : « L’auteur applaudi de Blanchette au Théâtre Libre  - Le rédacteur-chef du Nouvelliste ".

   Le lendemain "Blanchette" est jouée au Théâtre des Arts de Rouen par la troupe du Théâtre Libre d'Antoine, avec en lever de rideau, "Corneille au Petit-Couronne", brillante réussite.

 

   Le Journal de Rouen note même le 17 février : « Le succès particulier de M. Antoine du Théâtre Libre, a été énorme auprès du public rouennais ».

   La notoriété ne va que progresser très rapidement.

 

   Le 15 août prend fin la participation de Brieux au "Nouvelliste de Rouen", qui disparaît ; une partie de l’équipe de rédaction rejoint la Gazette de Rouen illustrée, une autre Le Journal de Rouen. Le neveu d’Eugène Brieux écrit :

 

«  Brieux arrive chez lui, après avoir appris cette nouvelle, dansant et sautant de  joie, tant et si bien que sa femme le croit fou. Enfin il va quitter ce pays où il s’encroutait, retourner à Paris, vivre la vie qu’il doit vivre, écrire, arriver. Il lui semble, ce soir, que la gloire lui faisait signe par-dessus la côte Sainte-Catherine » (27).

    Les propos de Georges Dubosc à son confrère prennent acte :

      « Va-t'en d’ici. Tu perds ton temps - Fais du théâtre. ». (28)

 

  Eugène Brieux quitte Rouen après sept années, et rejoint sa ville natale pour une très brillante carrière théâtrale. Son courageux engagement auprès des artistes rouennais marquera brillamment et durablement aussi son passage. amis rouennais, qu'ils soient peintres ou journalistes, ne l'oublieront pas, et continueront au contraire à louer ses talents, comme en témoigne l'article paru – neuf ans  après son départ pour Paris – dans le numéro 173 de "L'Echo de Rouen" du 31 mars 1901 :

 

" Depuis son départ de Rouen, après la fusion du "Patriote de Normandie" avec "le Nouvelliste de Rouen", M. Brieux, abandonnant le journalisme, encouragé d'ailleurs par le succès de "Blanchette", se consacre entièrement à l'art dramatique, et il n'a pas à le regretter.

Doué d'ailleurs des plus hautes qualités d'observation, ayant le sentiment de l'action scénique et la connaissance de la langue du théâtre, sincère et consciencieux, sachant profiter habilement, en excellent journaliste qu'il a été, des circonstances et de l'actualité, M. Brieux a tout ce qu'il faut pour réussir au théâtre.

Ajoutons que M. Brieux est d'abord franc, loyal et ouvert, et qu'il a su concilier des sympathies dans tous les partis. (…) .     Signé : M.D. "

 

 

 

Notes de la 2ème partie de l'article de F.LESPINASSE

 

15) Alphonse Guilloux (1852-1939) fils de sculpteur, Ecole des Beaux-arts de Rouen, où il se lie d’amitié avec Zacharie, Lemaitre, Dubosc et Lebourg, puis Paris. Expose au  Salon, Salon de Rouen, Exposition Universelle 1889, auteur de nombreux bustes, médaillons et  monuments (Dubosc, Noël, Pouyer- Quertier, Rollon ..).

16) Archives privées.

17) Archives privées. Il s’agit, à ce jour, de la seule lettre connue.

18) Voir le remarquable travail de Pierre Sanchez sur les Salons et Salons de Province. Voir : Salons de Rouen, G. Bonnin, F. Lespinasse et P. Sanchez, éd. Echelle de Jacob, Dijon, 2013.

19) Archives privées.

20) Eugène Noël (1816-1899). Journaliste, écrivain. Bibliothécaire et conservateur de la bibliothèque municipale de Rouen. Véritable chantre de l’écologie avec ses écrits : «  Les loisirs du Père Labêche » .

21) André Antoine (1858-1943) : Ancien employé du gaz, comédien, metteur en scène, directeur de théâtre, réalisateur et critique dramatique français.

22) Voir : "Mes souvenirs sur le Théâtre Libre", Fayard, Paris,1921.

23) Localisation actuelle inconnue.

24) Archives privées.

25) Ouvrage cité supra.

26) Le Travailleur Normand : organe républicain des cantons de Boos, Elbeuf et Grand-Couronne. Paraît de 189I à 1910.

27) Souvenirs de Jean Courtois-Desquides, neveu d’ Eugène Brieux in Le Figaro Théâtre 31 mai 1938.

28 ) Article Journal de Rouen cité supra

 

Remerciements à Mmes Lucie Garcia et Sophie Lebret, Mrs Jean-Marie Andriveau et Alain Laurent, la Galerie Bailly

 

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UNE ANNONCE de François LESPINASSE : un salon du Livre à la Maison de MONET à VETHEUIL...

19 Juin 2017, 12:48pm

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UNE ANNONCE de François LESPINASSE : un salon du Livre à la Maison de MONET à VETHEUIL...

 

Si Vétheuil est connu dans le monde entier, c'est que ce village ne manque pas d'atouts !

Ce n'est pas par hasard en effet que Claude Monet, figure de proue de l'Impressionnisme, mouvement artistique qui a bouleversé l'art dans le dernier tiers du XIXème siècle, a choisi de séjourner à Vétheuil d'août 1878 à décembre 1881 avec sa femme Camille Doncieux, leurs enfants Jean et Michel, et la famille du collectionneur Ernest Hoschedé.

Camille y meurt le 5 Septembre 1879 ; elle est inhumée dans l'ancien cimetière du village.

Durant les trois années de son séjour à Vétheuil, Claude Monet peint plus de 150 toiles, la Seine, les magnifiques paysages du village, l'église et les alentours, avant de s'installer à Giverny en 1883.

Dimanche 25 Juin 2017 de 11h00 à 18h00, à l'occasion de Fête en Seine, l'Association '' Les Amis de Claude Monet à Vétheuil ''et "la Librairie la Nouvelle Réserve de Limay", vous invitent à un Salon du Livre dans la cour de la maison de Monet avec une rencontre "dédicaces" de 8 auteurs d'ouvrages.

 

Claire et Pascal Gardie, les actuels propriétaires de la maison, ont pris une année pour rénover le lieu ; aujourd'hui, ils vous proposent d'y venir faire une escale impressionniste, le temps d'une nuit en chambre d'hôtes à une 1 heure de Paris et 15 minutes de Giverny.

  contact : claudemonetvetheuil@gmail.com

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"ROUEN. LE PONT TRANSBORDEUR" de J.DELATTRE - suite de l'article de F.LESPINASSE publié le 2 mai 2017

23 Mai 2017, 14:11pm

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"ROUEN. LE PONT TRANSBORDEUR" de J.DELATTRE - suite de l'article de F.LESPINASSE publié le 2 mai 2017

FRANCOIS  DEPEAUX et JOSEPH  DELATTRE

"Rouen. le Pont Transbordeur" et l'histoire de ce Tableau

Dans l'article précédent, nous précisions que François Depeaux (1853-1920), en quarante ans, va collectionner près de sept cents œuvres, dont cinquante-cinq Sisley, vingt Monet, neuf Pissarro, six Renoir, cinq Toulouse-Lautrec, vingt Guillaumin, six Moret, un Gauguin, un Courbet ... trente-neuf Lebourg et les meilleures œuvres de Pinchon, Ottmann et Joseph Delattre.

Natif de Bois-Guillaume, situé sur les collines dominant Rouen, François Depeaux est issu d'une famille riche qui, depuis 1840 et la création de la société « Depeaux Frères », s'adonne au négoce du fil de tissage puis du charbon. Il se marie le 23 septembre 1880 à la mairie du 9ème arrondissement de Paris avec Marie Decap, née à Rio de Janeiro le 5 mars 1858, fille de riches commerçants.

Succédant à son père, durant les vingt premières années, travailleur acharné, François Depeaux va donner à l'entreprise un essor considérable dans le négoce du charbon qu'il importe de Swansea, au Pays de Galles, à bord de son navire, Le Félix Depeaux, puis un second bâtiment, L'Alice Depeaux. En novembre 1898, il acquiert, de plus, une mine à Abercrave, bassin minier à 20 kilomètres au nord de Swansea.

L'industriel-négociant-armateur, bénéficiant des conseils avisés de Paul Durand-Ruel(1), le marchand des impressionnistes, constitue alors une remarquable collection, qu'il expose dans une galerie attenante à sa maison d'habitation avenue du Mont-Riboudet à Rouen.

   Il faut savoir que François Depeaux est le tout premier à acheter une Cathédrale de Rouen de Claude Monet, directement auprès de l'artiste qu'il a suivi et encouragé durant cette entreprise titanesque de 1892 et 1893. En 1897, il aide Alfred Sisley à séjourner au Pays de Galles permettant à l'artiste de réaliser une superbe série de marines peu de temps avant le décès du peintre.

   Localement, il s'intéresse à Charles Frechon (1856-1929), mais surtout à Joseph Delattre et lui achète ses plus belles œuvres, une cinquantaine environ. Plus tard, il prendra en mains la carrière du peintre Rouennais Robert-Antoine Pinchon (1886-1943).

Alors, comment se passent les transactions avec Joseph Delattre ?

   Lorsque notre peintre dispose de quelques toiles qu'il estime de qualité, il sonne à la porte de la cossue maison de maître de Depeaux, avenue du Mont-Riboudet, demeure, hélas, détruite depuis. Reçu par le majordome, il lui confie ses toiles. Patientant une quinzaine de jours, Delattre retourne à la même adresse. De nouveau, le majordome l'accueille mais, cette fois-ci, l'introduit dans la galerie meublée tout le long, de stalles gothiques en chêne, au dessus desquelles trônent les cimaises montrant les tableaux des plus prestigieux des maîtres impressionnistes que nous citons plus haut. Il est certain que Joseph Delattre, les yeux écarquillés, doit se nourrir et s'imbiber de ces joyaux. Lui pressant le pas, le majordome l'amène au fond de la galerie où une imposante cheminée tient sa place. Du lot de tableaux que le peintre a proposé,  Depeaux fait son choix et.....son prix. Le reste des œuvres est entreposé près de l'immense âtre, attendant le peintre.

   C'est de cette manière que Depeaux devient propriétaire de notre tableau "Rouen, le Pont Transbordeur", aujourd'hui exposé au Musée de Mantes-la-Jolie !

   Du 23 avril au 5 mai 1900, François Depeaux met en place une exposition Joseph Delattre, dans la prestigieuse galerie parisienne de Paul Durand-Ruel. Elle comporte quarante numéros, dont dix-neuf appartiennent au collectionneur rouennais. Malheureusement, l'exposition ne connaît pas de succès. L’Exposition Universelle concomitante, la méconnaissance de l'artiste à Paris, sont pour beaucoup dans cet échec. Notons qu'à Rouen, il faudra attendre 1905 pour voir une exposition particulière de Joseph Delattre !

   Pour des raisons que nous ignorons, François Depeaux se décide à mettre en vente une partie de sa collection à Paris à l'Hôtel Drouot le 25 avril 1901, salle 1. Maître Chevallier dirige la vente, assisté de deux experts, Paul Durand-Ruel et M. Mancini. Un remarquable catalogue est réalisé, imprimé à Rouen chez Lecerf, sous la direction de Paul Durand-Ruel.

   Les œuvres suivantes sont proposées au feu des enchères : neuf Delattre dont notre Pont transbordeur, trois Frechon, cinq Guillaumin, trois Blanche Hoschedé, deux Moret, cinq Lebourg, trois Loiseau, cinq Monet, cinq Moret, deux Pissarro, un Renoir, seize Sisley (!), quatre Toulouse-Lautrec et deux Vogler.

   Le numéro 56 "La Route de Marly" d'Alfred Sisley obtient le prix le plus élevé de 12.300 francs; le tableau de Claude Monet "Le Phare de l'Hospice et la côte de Grâce à Honfleur"» atteint 6.050 francs ; " Le Quai Malaquais"» de Renoir est adjugé 6.000 francs. Le total des tableaux de Sisley enregistre 97.380 francs.

  

Quant aux Delattre, tous, dont le "Pont transbordeur", retournent à leur propriétaire-vendeur. C'est de nouveau un échec.

   Du 18 au 31 décembre 1902, Paul Durand-Ruel accepte de mettre en place une seconde exposition dans sa galerie du 16, rue Laffitte et 11 rue Le Peletier. C'est à cette occasion qu'Arsène Alexandre, critique au Figaro, écrit le 22 décembre : « on ignore trop nos écoles de peinture provinciales. Qui sait qu'il y a eu une superbe école lyonnaise au milieu du siècle dernier ? Qui connaît l'École de Rouen actuellement une des plus vaillantes (…) M. Delattre expose à la galerie Durand-Ruel avec vingt-quatre paysages qui donneront au visiteur l'envie de faire connaissance avec ce bon et modeste peintre et aussi avec l'école dont Lebourg est un si noble représentant

Ainsi, la presse parisienne apporte enfin crédit à ce mouvement pictural et Delattre bénéficie d'une vraie reconnaissance, François Depeaux étant pour beaucoup dans cet élan.

 

François Lespinasse

 

 

 

(1) Voir: Paul Durand-Ruel, le pari de l'impressionnisme, Manet, Monet, Renoir, Musée du Luxembourg, Paris,2014.

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"le Pont transbordeur" par Joseph DELATTRE - Article de F. LESPINASSE

2 Mai 2017, 08:33am

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Joseph DELATTRE -"le Pont transbordeur de Rouen"  HST SBG 0,46x0,61 - 1899 - coll. partic.

Joseph DELATTRE -"le Pont transbordeur de Rouen" HST SBG 0,46x0,61 - 1899 - coll. partic.

   Le 14 septembre 1899, Rouen inaugure le "Pont Transbordeur" dont l'ingénieur Ferdinand Arnodin (1845-1924) est le concepteur. Les travaux ont commencé en 1898. Spécialisé dans les "ponts suspendus", Ferdinand Arnodin invente le concept du  "pont transbordeur". Le pont de Biscaye, à Bilbao, sera le premier de la série. Quant à celui de Rouen, il sera le premier à se mouvoir à l'électricité.

  

  Deux pylônes hauts de soixante-sept mètres donnent appui à un tablier de cent-quarante-trois mètres de long. Le pont se situe en bas du boulevard Cauchoise (futur boulevard des Belges) et relie les deux rives de la Seine. Cet ouvrage d'art va devenir une image incontournable du paysage rouennais, jusqu'à sa destruction le 9 juin 1940 pour freiner l'invasion des troupes allemandes.

Ci-dessous, au dessus du fleuve, la passerelle des passagers avec de part de d'autre

les "salons d'attente première et seconde classe ! "

ci dessus lapasserelle des passagers

   Le tableau d'artiste que j'ai le plaisir de vous présenter ici, a été peint entre 1899 et 1901 par Joseph Delattre (1858-1912) (1). A cette époque, l'artiste est bien connu à Rouen.

   Né à Déville-les-Rouen, dans une famille modeste, il va d'abord aider son père vitrier tout en suivant le mouvement pictural lancé par Léon-Jules Lemaitre (1850-1905), ancien élève de l'Ecole des Beaux-arts de Rouen et mentor, dans la capitale normande, de l'Impressionnisme en plein essor. Delattre va défendre avec passion et fougue la "peinture de plein air" en opposition à la peinture officielle.

   Il fait partie des «Trois mousquetaires» selon la formule lancée par le journaliste Eugène Brieux (1858-1932) dans Le Nouvelliste de Rouen du 26 avril 1889. Rares sont les journalistes défendant ces novateurs. Les trois mousquetaires sont, bien évidemment, quatre : Angrand, Delattre, Frechon, et  Lemaitre.

A ses débuts, Delattre est remarqué par le frère aîné de Claude Monet, Léon Monet (2). Chimiste à Déville-les-Rouen, là où réside Joseph Delattre, Membre de la Société industrielle de Rouen fondée en 1872 à l'imitation de celle de Mulhouse, il s'intéresse tout naturellement à la peinture et au mouvement impressionniste. Delattre le connaît bien. En effet, en 1882, Léon Monet a même fait un échange avec un Sisley de sa collection contre un Delattre : Le Cours-la-Reine ! Léon Monet reçoit régulièrement son frère Claude, en particulier lors de ses séjours pour la réalisation des façades de Cathédrales de Rouen, en 1892 et 1893.

   Au sein de la Société Industrielle se trouvent des personnalités du monde industriel comme Félix-Célestin Depeaux (1815-1891) et son fils François (3), qui vont ainsi s'initier, approcher et apprécier le monde des Arts.

   Peu avant l'exécution de notre tableau 'Le pont transbordeur', Joseph Delattre a fondé une 'Académie Libre de Peinture', dont le premier cours a eu lieu en avril 1896. Il écrit à son ami Charles Angrand, parisien depuis 1882 : « ...J'ai imaginé d'organiser un cours en plein air, avec l'espoir que cela me rapportera peut-être 80 francs par mois. Quand je dis cours, c'est bien prétentieux, étant donné ma façon de voir le sujet. Ce sera plutôt un mode d'entraînement : promenades à la campagne, où chacun pourra dire ce qu'il éprouve, où l'on pourrait causer, s’engueuler, travailler ou ne pas travailler, se servir de …..». Par ce cours de plein-air, Joseph Delattre attire de jeunes artistes qui vont donner, à leur tour, un élan artistique à la "ville aux cent clochers".

   Camille Pissarro, en visite à Rouen, écrit d'ailleurs le 28 septembre 1896 à son fils Lucien devenu londonien : «...Oui, c'est Delattre que se nomme le peintre rouennais. Je ne manquerai pas de lui dire bonjour de ta part. C'est un enthousiaste et qu'on a l'air de blaguer ici et qui en somme est le seul qui est de l'oeil... ». Et d'ajouter deux jours plus tard au même correspondant : « ...Tu n'as pas idée du mouvement qui se fait ici par suite des visites de Monet, moi, etc ...et la collection Murer. Il se fait un mouvement parmi de tout jeunes gens, je t'en causerai une autre fois... »(4).

   En effet, la ville a reçu, ou reçoit la visite de peintres importants : Corot, Delacroix, Bonington, Turner, Sisley, Gauguin, Monet, Pissarro... L'exceptionnelle exposition de 2010 au musée des Beaux-arts de Rouen, sous la direction de M. Laurent Salomé, en a été la parfaite démonstration.

Dans quelles mains est arrivé ce tableau ?

   Tout simplement dans les mains d'un des plus grands collectionneurs français : François Depeaux (1853-1920). En quarante ans, ce dernier va acheter près de sept cents œuvres, dont cinquante-cinq Sisley, vingt Monet, neuf Pissarro, six Renoir, cinq Toulouse-Lautrec, vingt Guillaumin, six Moret, un Gauguin, un Courbet ... trente-neuf Lebourg et les meilleures œuvres de Delattre, Pinchon et Ottmann.

    Ce tableau représente une page rouennaise de première importance. De petit format (12- Paysage 0,46 x 0,61), mais dense, le ciel y est tout à fait réussi avec une touche rapide et serrée, tout à fait caractéristique. L'ambiance générale grise est l'exact reflet de l'atmosphère rouennaise et de ses bords de Seine chers au peintre.

   Terminons par ces mots de Daniel Wildenstein: «...Le génie de l'impressionnisme réside pour une bonne part dans cette honnêteté attentive devant les spectacles de la nature.» (préface J. Delattre, de Bernard du Chatenet, 1974).

Mais réservons l'étude de ce Delattre au sein de la collection de François Depeaux dans un article à paraître très prochainement.

François  LESPINASSE        J.Delattre sur le motif - photo DR

 

notes

                                                                                                                       

1) Voir : B. du Chatenet, Delattre, éd. BDS Rouen 1974 et F. Lespinasse, Delattre, éd. F.L, 1985

2) Voir : Une ville pour l'impressionnisme, Monet, Pissarro et Gauguin à Rouen, sous la direction de Laurent Salomé, Skira Flammarion, juin 2010.

3) Voir : F. Lespinasse in Une ville pour l'impressionnisme Monet, Pissarro, et Gauguin à Rouen p.124 à 165. (opus cité) ; M.H Tellier, Le charbonnier et les impressionnistes, éd. MHT, Rouen 2010 ; F. Lespinasse, François Depeaux, portrait d'un collectionneur d'impressionnistes, éd. Association des Amis de l'Ecole de Rouen, Rouen, 2016.

4) Voir : les 5 tomes de Janine Bailly-Herzberg, Correspondances de Camille Pissarro.

NB. "Le Pont transbordeur" de Joseph DELATTRE fait partie de l'exposition  "Au fil de l'eau : SEINE DE TRAVAIL" qui se tient actuellement au Musée de l'Hôtel Dieu à MANTES-LA-JOLIE jusqu'au 25 juin et que nous avons récemment annoncée dans les pages de notre blog (février et mars 2017).

 

 

 

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Albert LEBOURG (1849-1928) peignant sur les berges de la Seine, face à MUIDS (27)

18 Mars 2017, 11:15am

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photographies - archives privéesphotographies - archives privées

photographies - archives privées

   L'année 1903 est une année particulièrement bien remplie pour l'artiste âgé de cinquante-quatre ans.

   Début mars, Albert Lebourg dîne avec l'industriel-négociant François Depeaux (1) qui lui fait part de sa délicate situation conjugale.

   Quelques jours plus tard, la municipalité de Montfort-sur-Risle (Eure), où il est né le 1er février 1849, lui apprend que la proposition d'attribuer de son nom une place du village (en face de sa maison natale) est refusée.

   Le 16 avril, ouverture du Salon de la Société Nationale des Beaux-arts de Paris, treizième exposition depuis sa fondation en 1890. Albert Lebourg en est Sociétaire, et adresse six "Bords du lac de Genève", souvenirs de son séjour en automne 1902.

   Le 20 mai, il est nommé Chevalier de la Légion d'Honneur ; quatre jours après, l'artiste écrit à Roger Marx (2), critique d'art, Inspecteur Général des Musées au ministère des Beaux-arts, pour le remercier : "...d'avoir eu la pensée de me faire avoir cette croix que je suis très fier de ne devoir qu'à vous qui l'avez demandée au ministre...".

   L'événement étant d'importance, il s'était ébruité quelques semaines auparavant, et Charles Angrand en avait eu connaissance par l'intermédiaire de la famille Guilloux (3). Il écrit le 5 mars de Dieppe à Lebourg : "cher Monsieur Lebourg, Mademoiselle Guilloux m'apprit samedi l'heureuse nouvelle de votre promotion. Les artistes n'avaient pas attendu cette imprécation (?) pour vous accorder la leur. Ils apprécient depuis longtemps votre belle œuvre. Ceux qui, comme moi ne sont plus jeunes, l'ont vue se fonder étape par étape … Vous êtes devenu le Maître Vénérable dont chacun reconnaît la haute figure et dont nous, Normands, sommes particulièrement fiers..." (8).

   Habitué au transport en chemin de fer entre Paris et Rouen où il possède un atelier dans chacune de ces deux villes, il a pu jouir du superbe paysage qui s'offre lors de ce trajet au bord de la Seine. Ce fleuve, il le connaît mieux que quiconque ! De Paris à Honfleur, il a saisi tous les plus beaux effets en toutes saisons.

   Pour l'été, il choisit donc de s'installer à Muids, village situé sur la rive droite. C'est un endroit paisible et réputé pour la pêche, qui possède à cette époque pas moins de seize restaurants-pensions, ainsi qu'une jolie église des XIIème et XVIème siècles, avec des fonts-baptismaux du XIVème siècle. Albert Lebourg choisit de s'y fixer pour août et septembre.

   Il donne à son beau-frère Albert Guilloux (4) (1871-1952), (les témoins d'Albert Guilloux à sa naissance sont Philippe Zacharie et Léon-Jules Lemaitre !), quelques explications depuis Paris sur le site, le 6 août :

ci-dessous " la descente du passage du bac à Muids"  - voir l'image plus loin : "Albert LEBOURG  dans la descente. pour se mettre  au travail...."...passage de la descente du bac à MUIDS

".. Tu dois savoir maintenant que j'ai loué la maison pour Alice (5) qui est probablement sur son départ, si elle n'y est déjà installée avec ta mère. Le pays en lui-même ne m'avait pas emballé outre mesure, mais le chemin de fer m'a eu l'air commode pour aller du côté de la vallée de l'Eure, de sorte que j'irai moi-même dès que j'aurai terminé des choses en train ici et aux environs et qui me prennent tout mon temps et surtout toutes les après-midi … Je te verrai sans doute à Muids où tu viendras te délasser et pêcher à la ligne. La mère Guilloux a acheté une ligne et un filet à papillons pour courir après ces bestioles, le costume des villégiatures est de rigueur..."

     Le 12 septembre, Albert Lebourg écrit à son ami Paul Paulin (6) : « depuis que je ne t'ai vu, je suis installé ici, au bord de la Seine, dans cet endroit où les berges sont très belles… Corot y venait autrefois, et Daubigny aussi. Évidemment, ce n'est pas aussi beau que de leur temps, mais c'est encore fort joli. Les Andelys ne sont pas loin, et aussi la vallée de l'Eure, de sorte que c'est l'embarras du choix et le mois va passer pour moi très rapidement. Malgré toute ma bonne volonté, il me sera impossible d'aller vous voir...".

   

     Albert Lebourg va y exécuter plusieurs toiles. Celle présentée à l'exposition de Mantes-la-Jolie, est l'archétype même de la toile recherchée par les collectionneurs de cet artiste qui a, ne l'oublions pas, participé à deux reprises (1879 et 1880) aux expositions du groupe impressionniste.

Un ciel magnifique, typique de cette vallée, une atmosphère unique, une plantureuse végétation parfaitement rendue, une animation avec ces vaches et leurs gardiens et, enfin, une ambiance générale d'une grande sérénité. C'est une très belle page normande qu'offre l'artiste à son pays natal.

François Lespinasse

février 2017

Albert LEBOURG - Bords de Seine à MUIDS - 1903- HST 54X81 - collection particulière.Cette toile est visible  en ce moment à l'Expo du Musée de l'Hôtel-Dieu de MANTES-la-Jolie (25 février - 25 juin 2017)

Albert LEBOURG - Bords de Seine à MUIDS - 1903- HST 54X81 - collection particulière.Cette toile est visible en ce moment à l'Expo du Musée de l'Hôtel-Dieu de MANTES-la-Jolie (25 février - 25 juin 2017)

Notes:

1) Voir François Lespinasse : François Depeaux, portrait d'un collectionneur. Ed, Association des Amis de l'Ecole de Rouen, Rouen, 2016.

2) Roger Marx (1859-1913) : Homme de lettres,critique d'art, Inspecteur Général des Musées des Départements au ministère des Beaux-arts, correspondant de la Gazette des Beaux-arts (deux très importants articles sur Lebourg). Voir : Roger Marx, un critique aux côtés de Gallé,  Monet, Rodin, Gauguin, Ville de Nancy/Musée d'Orsay 2006.

3) Il s'agit de Germaine Guilloux, fille d'Alphonse Guilloux, nièce d'Albert Lebourg, dont le musée de Rouen conserve le Portrait d'Albert Lebourg par Germaine Guilloux....

4)Albert Guilloux (1871-1952) : rouennais, dernier enfant d'une fratrie de neuf, élève de l'Ecole des Beaux-arts de Rouen, Prix du Salon en 1903.

5) Alice Guilloux (1861-1940) : épouse Emile Lambin en 1890, qui décède en 1902. Elle épousera Albert Lebourg en seconde noces le 26 février 1921.

6) Paul Paulin (1852-1937) : Originaire de Chamalières, docteur en médecine, puis chirurgien-dentiste, peintre et sculpteur. Il réalisa les bustes de Monet, Pissarro, Degas, Lebourg, Moreau-Nélaton..

7) Charles Angrand (1854-1926) : Voir: F. Lespinasse :

, éd.F.L, Rouen 1988 et catalogue: C. Duvivier, Adèle Lespinasse, F. Lespinasse, Musée de Pontoise, éd. Somogy, 2006.

8) Correspondances : Archives privées.

Charles Angrand, correspondances

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Charles ANGRAND, un Normand parmi les plus importants peintres

9 Février 2016, 13:57pm

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Charles Angrand (1854-1926), Dans l’île des Ravageurs, 1885, huile sur toile marouflée, signée, 46 x 55 cm.

Charles Angrand (1854-1926), Dans l’île des Ravageurs, 1885, huile sur toile marouflée, signée, 46 x 55 cm.

A Lorient, le samedi 19 décembre 2015 s’est vendu un tableau de l’artiste «  Dans l’ile des ravageurs, en automne » peint en 1885, 136.000 euros. A ce prix, ajoutons les frais de 14,40 % et nous arrivons à la somme très élevée de 155 584 euros.

De format 10 : 0,46 X 0,55, cette  petite toile impressionniste est une exceptionnelle découverte.

Qui est donc ce peintre, né le 19 avril dans le bourg de Criquetot-sur-Ouville en plein pays cauchois à équidistance des falaises de la côte d’Albatre et des boucles de la Seine ?

Ch.Angrand - autoportrait - 1880

Ses œuvres figurent dans les plus grands musées du monde : Metropolitan Museum New-York, Dallas Museum, National Gallery Londres, Orsay Paris, Petit-Palais Genève, Van Gogh Museum Amsterdam, Tournai, Ny Carlsberg Glypothek  Copenhague mais aussi Rouen, Helsinki, Bagnoles-sur-Cèze, Dieppe…  Et pourtant son œuvre peint ne comporte pas plus de 80 numéros.

Destiné par ses parents à l’enseignement, le père est lui-même instituteur à Criquetot de 1849 à 1875, Charles Angrand va gagner aRouen et devenir répétiteur au Lycée Corneille de Rouen. Là, dans la ville aux cent clochers, il suit les cours de l’Académie de peinture et de dessin située dans l’enclave Sainte-Marie à deux pas du Lycée.

En 1875, il visite l’exposition Corot à Paris et décide de se tourner vers la peinture.

Son premier envoi officiel est pour le 26 ème Salon municipal de Rouen avec « Fleurs des champs » en 1878. Il souhaite partir pour Paris dès 1’année suivante mais sa demande est refusée.

A l’Académie, ses professeurs ont pour nom : Gustave Morin (1809-1886) Philippe Zacharie (1849-1915) puis Edmond Lebel (1834-1908), ses collègues Charles Frechon (1856-1929 )et Joseph Delattre (1858-1912). L’un des anciens élèves de l’Académie est Léon Jules Lemaitre (1850-1905) à qui le 21 mars 1879 le conseil municipal de Rouen refuse la demande du peintre de voir prolonger une bourse de sixième année à Paris.

Ces jeunes artistes sont gagnés par le pleinairisme, et l’Impressionnisme, dont les expositions se sont tenues en 1874,1876 et 1877 et vont se poursuivre à cinq reprises (1879,1880,1881,1882 et 1886) .

Léon Jules Lemaitre est le mentor rouennais de ces artistes. Tous optent pour ce mouvement novateur.

Charles Angrand adresse en 1880 au Salon de Rouen «  La Gare Saint-Sever », « ce paysage, quel paysage!, appartient à l’Ecole Impressionniste …  »   écrit le critique du « Nouvelliste » puis en 1882 à ce même Salon « Le Gardeur de dindons » et « Autoportrait » (fusain).

le gardeur de dindons - 1881 - coll.part.

À la rentrée scolaire de 1882, il est nommé comme répétiteur au collège Chaptal, 45 Boulevard des Batignolles à Paris . Là, commence l’aventure parisienne qui va durer quatorze ans.

En 1883, Charles Angrand tente le Salon mais est refusé. Il écrit à Claude Monet pour rejoindre le groupe et essuie un nouveau refus.

La proximité de la place Clichy, du Café Guerbois, de la Nouvelle Athènes depuis Chaptal, lui permet de rencontrer les meilleurs éléments des milieux littéraires et artistiques de Paris, alors capitale mondiale des Arts.

Il adhère à la « Société des jeunes artistes » où il expose. Il est remarqué par le journaliste de Lutèce qui écrit le 29 décembre : «… signalons encore M. Angrand qui fait de l’impressionnisme, sans tomber dans la charge … ».

Mais, surtout il va faire partie des fondateurs de la Société des artistes indépendants « basée sur le principe de la suppression des jurys d’admission, a pour but de permettre aux Artistes de présenter librement leurs œuvres au jugement du Public » . Il rencontre Georges Seurat, Paul Signac, Albert Dubois-Pillet.

L’éloignement avec ses parents donne à l’artiste le devoir de les informer d’une manière régulière, mais aussi ses amis peintres en particulier Delattre et Frechon.

Cette correspondance nous permet ainsi de mieux connaitre l’artiste et les événements artistiques de la capitale.

Le 29 avril 1884 à ses parents : « …encore refusé : ils sont constants dans leur exclusivisme. Peut-être exposerai-je néanmoins. Un groupe d‘artistes indépendants s‘est réuni pour décider une exposition privée (…) Ce groupe d’indépendants n’a rien de commun avec les impressionnistes. L’exposition ne sera rien autre chose qu’un salon des refusés. »

Et cette autre missive : « Je suis allé jusqu’au boulevard Magenta voir un peintre de mes amis, un impressionniste. Je tenais à le voir. On m’avait dit qu’il terminait un grand tableau. C’est Seurat, celui-là même qui avait acheté mes Fleurs ».

La Société des Artistes Indépendants est créée le 4 juin 1884.

La première exposition se tient du 10 décembre 1884 au 30 janvier 1885 Charles Angrand envoie « Dans le jardin » et « Dans la basse-cour ». Les critiques sont sévères dans « La France » du 12 décembre : « Les Indépendants, c‘est-à-dire les refusés du Salon annuel, les fruits secs de la palette et de la terre glaise se sont organisés en société ( …) C‘est insensé! Voyez-vous les écoliers apportaient leurs barbouillages et leurs cahiers de devoirs ».Dans «La Ligue » : «  quel jury un peu éclairé consentirait à admettre les productions des neuf dixièmes d’entre eux. On sort de là attristé et colère ». Tel est le climat.

Après cette exposition, il écrit à ses parents : «je suis allé reprendre mes toiles aux Indépendants. Nous sommes arrivés à un déficit assez considérable. C’était à prévoir. Le choléra n’était plus d’actualité. A Paris, l’occasion est tout. Résultat : nous sommes quelques uns que l’exposition a fait connaître. Avec de l’obstination, nous pouvons peut-être nous en tirer. Durand-Ruel est en train de passer une réclame sérieuse de notre côté ( j’entend du côté des anciens du groupe) ; nous ne pouvons qu’y gagner».

la couseuse - 1885 - coll.part.

En 1885, les correspondances familiales font le point sur le quotidien de l’artiste. En mai, il informe la famille du décès de Victor Hugo. A son retour à Criquetot pour les vacances scolaires, il se replonge dans l’univers normand.

Il entreprend deux tableaux importants « La Couseuse », sa mère cousant dans la pièce principale de l’habitation, et une étude éponyme. « Dans le jardin » représentant son père bêchant dans le potager jouxtant la maison.

Puis de retour à Paris, il se rend sur le bord de Seine au nord de la capitale. Charles Angrand aime se rendre à Asnières. Il apprécie tout particulièrement la tranquillité de l’ile des ravageurs habitée par des chiffonniers et peut dresser là, le format 10 (0,46 X 0, 55) objet de ces lignes.

Comme l’écrit Robert L. Herbert : « la Seine, dans la banlieue de Paris était depuis longtemps le point où se rejoignaient la ville et la campagne, mais cette imbrication était devenue plus sensible avec la prolifération des usines et l’envahissement progressif des terrains vagues, par des maisons de commerce et les immeubles locatifs».

En 1886, plusieurs événements considérables ont lieu :

-     la huitième et dernière exposition du groupe impressionniste, du 15 mai au 15 juin où Georges Seurat présente « Un dimanche après-midi à la Grande Jatte » peint selon la méthode qu’il vient d’inventer : la division du ton.

-     l’apparition du terme « néo-impressionniste » lancé par Félix Fénéon,

-     l’arrivée de Vincent Van Gogh à Paris,

-     le manifeste du symbolisme par Moréas …  

En cours d’année, Charles Angrand exécute plusieurs toiles importantes : « La Seine à Saint-Ouen » et deux formats 30 : « la Ligne de l’ouest à sa sortie de Paris, vue prise des fortifications et, Terrains vagues (Clichy)». 

Du 21 août au 21 septembre, la seconde exposition de la société des artistes indépendants a lieu dans un baraquement des Tuileries à Paris. Charles Angrand est à Criquetot-sur-Ouville où il exécute sa première toile divisionniste « Un Coin de ferme »

 Grâce à l’amitié et complicité du critique Jean Le Fustec (1855-1910), collègue à Chaptal, il peut accrocher six toiles au salon parisien. Ce sont : «  Femme cousant; La Ligne de l’ouest; Le Fumier; La Seine, le matin; Terrains vagues (Clichy) et Dans l’ile des ravageurs, en automne »   

le fumier - 1890 - col;part.

A l’occasion de la dernière exposition du groupe apparait Félix Fénéon (1861-1944) remarquable critique d’art, journaliste. Il rend compte de l’envoi du Normand : « Angrand qui exposait pour la première fois en 1883, n’a pas adopté la facture impersonnelle et comme abstraite des dissidents de l’impressionnisme : sa brosse, d’une violence rusée, travaille et triture ingénieusement une pâte épaisse et plastique, la configure en reliefs, l’érafle, l’écorche, la guilloche et la papelonne. Le requièrent surtout des scènes de la vie agreste normande, et les environs immédiats de Paris : ses Terrains vagues à Clichy (1886), sa Ligne de l’Ouest à sa sortie de Paris, sa vue prise des terrains vagues (1886) se particularisent par leur sapidité, leur mélancolie rude, une tendance aux tons graves ».

Deux autres critiques sont particulièrement intéressantes, celles de Le Fustec dans Le Journal des Artistes dirigé depuis 1882 par Louis Alphonse Bouvret (1831-1898). La première est du 22 août : « …s’ils étaient des adeptes de l’École, ces artistes auraient parmi les paysagistes connus des notoriétés remarquables parce qu’ils sont riches en talent. Nous leur demandons qu’ils nous donnent au moins l’équivalent de ce qu’ils nous accorderaient s’ils étaient des habitués du Salon » ;. et d’ajouter le 29 août : « reste Angrand. A première vue les œuvres de cet artiste vous imposent l’opinion qu’ils ont été faits devant la nature. Que vous preniez le paysage normand ou le paysage parisien, l’impression est la même. Il y a dans ces toiles une sincérité à laquelle on ne se trompe pas. Ses verdures sentent le terroir. Ses paysages d’automne aux environs de Paris vous parlent du sol crayeux qui les porte, de même que les gazons normands plantureux, gras, puissants vous racontent la terre vigoureuse qui les produit (…) En somme, Angrand fait œuvre d’artiste en soumettant sa palette et son pinceau à l’observation. Il se place ainsi dans le grand champ de la liberté artistique où nul ne peut se donner carrière s’il n’a en lui les ressources suffisantes pour être original. Les toiles qu’il a données à cette exposition affirment énergiquement son originalité. A vrai dire il n’est pas encore arrivé à son but dans cette voie. Mais il y a chez lui un progrès qui a été constaté dès le premier jour et qui, nous en sommes convaincu, persistera tant que cet artiste fera œuvre d’impressionniste véritable en se maintenant dans l’observation ».

De l’été 1886 à la mort de Seurat, survenue le 29 mars 1891, Charles Angrand va réaliser une dizaine de toiles divisées ( L’Accident, La Seine à l’aube, Les Moyettes, Scène de moisson, Le Fumier …)

l'acccident - 1887 - coll.part.

Il expliquera à Eugène Brieux (1858-1932) en mars 1889 les raisons de ce choix et reviendra sur ces toiles précédentes : « …J’indique cette tendance à raison de la volte face que je dois maintenant avouer et qui m’a amené, non sans des études intermédiaires se réclamant de Monet : Les terrains vagues, l’Ile des Ravageurs, La Ligne de l’ouest - à la recherche actuelle sur laquelle je vous demanderai de m’étendre un peu … ».

 

La toile qui vient d’être vendue à Lorient, dont le premier propriétaire, ainsi qu’il est consigné dans le Mémorandum manuscrit des œuvres données ou vendues, fut Monsieur PLÉ, fondateur de la maison de fournitures pour artistes à Paris. C'est un élément supplémentaire pour affirmer la place exceptionnelle de Charles Angrand parmi les peintres de sa génération.

Terminons par cette maxime du peintre : «  Le tableau doit être avant tout une composition, c’est-à-dire une organisation par l’esprit, des lignes, formes, couleurs, en vue d’une harmonie expressive. ».

D’autres découvertes sont prévisibles, et elles apporteront une nouvelle preuve indiscutable de l’immense talent de cet artiste si peu à l’honneur dans sa contrée natale.

 

François Lespinasse,

décembre 2015

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CORRESPONDANCES...

25 Juin 2015, 14:53pm

Publié par le webmaster

crédit photo DR

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Notre Ami, François LESPINASSE, nous fait le plaisir  de nous faire découvrir quelques aspects de l'amitié profonde qui unissait deux grandes figures du  mouvement Néo-impressionniste  du début du XXème siècle.

J. BASSET, Webmestre

Bonne lecture....

 

 Félix Fénéon dans le Bulletin de la Vie Artistique du 15 avril 1926 : Charles Angrand écrit : «  .. Ses  autres amis, et qui le restèrent jusqu’ à sa mort survenue le 1er avril 1926, étaient Luce et Signac. Cross aussi. La correspondance assidue qu’il entretint avec tous trois est une mine de documents pour une histoire de l’impressionnisme. Dans cette histoire il occuperait plus de place qu’il n’en occupa dans l’actualité. »  (ci-dessus Félix FENEON, peint par M. LUCE- 1910- Musée de l'Hôtel Dieu de MANTES-LA-JOLIE) )

Le récolement de la correspondance échangée donne cette juste vision. Les lettres entre Charles Angrand et Maximilien Luce, et inversement sont la parfaite démonstration de la très grande amitié et le profond et constant respect entre les deux artistes.

Leur rencontre se fait probablement en 1887, année où Maximilien Luce participe pour la première fois au Salon de la Société des Artistes Indépendants, dont Charles  Angrand est un des membres fondateurs en 1884. Retiré dans le pays de Caux, à Saint Laurent en Caux en 1896, après quatorze années de vie parisienne, Charles Angrand va correspondre pendant vingt cinq ans avec son ami et dans sa dernière lettre de mars 1926, il commence ainsi : «  mon vieux, … » et termine : « quant à vous, vieux, je vous embrasse … ». Tout est dit.  

Quels sont les sujets traités dans les lettres par les deux amis ?

Quand Maximilien Luce écrit à son ami normand, d’abord cauchois à Saint Laurent en Caux jusqu’en 1913, puis dieppois une année, et enfin, rouennais jusqu’à son décès le 1er avril 1926, il aborde les sujets parisiens par excellence : les Salons. Avant tout, celui de la Société des artistes Indépendants auquel tous deux ils vont montrer une fidélité remarquable donnant ainsi une force considérable à cette manifestation.

Le Salon d’Automne, créé en 1903 est aussi l’occasion d’échanges intéressants et Luce invite très fortement son ami à venir à Paris, à quitter son refuge cauchois. Enfin le Salon de la Société Nationale des Beaux arts, et celui des Artistes Français  souvent boudés par Angrand est l’occasion d’explications souvent pointues.

En 1900, Paris est la capitale mondiale des Arts et trois galeries ont une renommée internationale, la galerie Durand-Ruel et la galerie Bernheim, la galerie Georges Petit auxquelles vont s’ajouter la galerie Vollard, puis la galerie Druet. Maximilien Luce visite ces expositions et donne un avis autorisé et sollicite souvent une réponse. Dans la première et prestigieuse, il a l’occasion de voir d’exceptionnels Manet, Monet, Sisley .. Il  fait part de son enthousiasme. A la galerie Bernheim, Félix Fénéon, ami intime des deux artistes, devient vendeur en 1906 et fait exposer H.E Cross en 1906, Signac en 1907, Marquet et Matisse en 1908, Van Dongen en 1909. Ces manifestations créent des missives passionnantes, comme lors de l‘exposition Futuriste. Chez Druet, où Maximilien Luce va exposer en mars 1904, il va inviter régulièrement  son ami à adresser ses dessins et à lui faire vendre. Luce expose en 1921 à la galerie Dru et son intervention par ses nombreuses missives est décisive pour aboutir à l’unique exposition particulière de Charles Angrand en 1925 en ces mêmes lieux.

CORRESPONDANCES...

Son intervention en 1926 pour la Rétrospective des Indépendants est décisive. 

Les visites à l’Hôtel Drouot sont aussi l’occasion de constater l’évolution des prix des tableaux lors des ventes importantes ( Sedelmeyer, Doucet, Robaut …).

Mais la grande amitié des deux artistes se manifeste surtout dans la quête permanente d’informations sur le groupe néo-impressionniste. Maximilien Luce voit  Paul Signac aux séances du comité des «  Indép », le « Maître », le « Maître tropézien » comme l’appelle Luce, entretient une importante correspondance avec le groupe et une grande activité, expositions, voyages, publications qui passionnent les deux peintres. Félix Fénéon apparait lui aussi souvent, mais les deux amis Luce et Angrand apprécient énormément Henri Edmond Cross (portrait ci-dessous à gauche).

 Les ennuis de santé de ce dernier sont l’objet de nombreuses missives, qui sont la meilleure preuve des liens de ces trois artistes. Luce sollicitera d’ailleurs Charles Angrand pour rédiger la notice nécrologique du douaisien pour le  journal de Jean Grave «  Les Temps Nouveaux ». La famille Cousturier retient l‘attention des deux amis. Lucie, Edmond son mari et leur fils François sont l’objet de toute la sollicitude des deux amis. Les expositions, les voyages, les publications de cette exceptionnelle femme artiste intéressent au plus haut point les deux complices.

Théo van Rysselberghe, peintre belge, ami proche, lui aussi est intime et fait partie de ce groupe. Emile Verhaeren, le poète est un ami commun et sa mort tragique à Rouen le 27 novembre 1916 entrainent des correspondances d’une belle sincérité.

(ci-contre portrait Théo Van Rysselbergue - 1916 )

Maximilien Luce à l’inverse de Charles Angrand a voyagé : Londres dès 1877 (il a 19 ans), Bruxelles en 1889 et 1892, Londres, Saint Tropez, 1893 Camaret, 1895 Bruxell)es,  1896 Bruxelles et Charleroi .  Puis vallée de la Cure (Yonne), 1907 Hollande, Honfleur 1928, 1930 Honfleur, Le Tréport, Saint-Malo. A chaque voyage, Maximilien Luce écrit à Charles Angrand, soit des lettres ou de jolies cartes postales, elles sont le fil qui existe entre les deux artistes.

Charles Angrand dans son isolement normand a un réel plaisir à recevoir des nouvelles de ses amis et tout particulièrement de Maximilien Luce. Il ne le tutoie pas mais il est le plus proche de ses correspondants, et tous deux prennent soin dans chaque fin de lettre de s‘inquiéter de la santé des membres de la famille.

C’est le seul à venir à Saint Laurent en Caux, dans ce bourg situé à équidistance des falaises du pays de Caux et des boucles de la Seine, et là, Maximilien Luce va réaliser deux très beaux portraits de son ami.

(ci-contre portrait de Ch Angrand par M.LUCE-1909 - collection privée)

Tous deux sont militants socialistes, fournissent des dessins pour «  Les Temps Nouveaux » offrent des œuvres pour les tombolas, refusent les honneurs. Leurs nombreux échanges durant la guerre de 1914-1918, montrent leurs angoisses, leurs craintes, mais aussi leurs espoirs.

Charles Angrand informe Maximilien Luce de la lenteur de la progression de l’avant-garde en province et tout particulièrement à Rouen. Ils échangent des coupures de journaux, font une très large revue de presse et le rouennais fait même découvrir le philosophe Alain à Maximilien Luce.

Lors de son inhumation le 4 avril 1926 au cimetière Monumental de Rouen, son dernier neveu, le peintre André Léveillé, Maximilien Luce, au nom de la société des Artistes Indépendants, l’accompagnent à sa dernière demeure.      

Terminons par ces lignes de Jean Sutter, auteur en 1970 d’un ouvrage sur les Néo-impressionnistes qui fait toujours référence, sur Maximilien Luce :

« Il était aussi intransigeant envers lui-même qu’envers les autres. Sa profonde amitié avec Angrand dura, sans nuage, jusqu’à la mort, en 1926, du fameux peintre de Rouen. ».

 

François Lespinasse, mai 2015

 

Voici ci-dessous quelques extraits de la correspondance de Maximilien LUCE à Charles ANGRAND ; vous trouverez les lettres de Ch. ANGRAND dans mon volume "Correspondance de Ch. ANGRAND", préfacé par Mme Joan HALPERIN, spécialiste de Félix FENEON.

13 août 1900

« … Vous devez me trouver bien flemmard et bien rosse de ne jamais vous écrire, vous isolé. J’ai eu de vos nouvelles par une lettre adressée à Cross.

Nous espérions vous voir mais cela a raté, quand pensez vous venir, dites le moi nous irons ensemble faire un tour à la Centennale, il y a des choses fort intéressantes… »

2 avril 1909

«  Vous êtes la sagesse même.

En effet plutôt que de presser pour terminer votre effigie, quelle noblesse de langage, je préfère attendre ne pouvant le mettre à mon exposition qui du reste est avancée… »

2 décembre 1910

«  … Maintenant je vais vous attraper pourquoi tant de mal, vraiment vous êtes très gentil  et votre envoi m’a fait grand plaisir; mais quel tracas cela doit vous donner, emballage, achat de beurre et il est très difficile de vous faire accepter quelque chose. Tous mes remerciements de ma femme et des gosses qui se régalent des pommes …»

30 octobre 1912

«  Vu aussi le salon d’automne, c’est plutôt triste les choses sont placées avec une partialité révoltante. Matisse occupe tout un panneau avec des natures mortes incompréhensibles , ce n’est plus de la peinture c’est du barbouillage, ce ne sont pas mieux des affiches.

Quant aux cubistes, je m’en fous, je n’y comprends rien. Car assez je pense trouver le mot juste, ce sont des grimaciers qui cherchent à attirer l’attention…  »

 1917 

« Mon vieux,   il y a bien longtemps que je n’ai pas eu de vos nouvelles, que devenez vous et que veut dire ce silence .. En ce moment l’on est guère en train d’écrire quelle tristesse. Que de boue remuée et les sacrés bourgeois et même ceux qui raisonnent en  retemps ordinaire vous sortent des boniments à vous faire sauter… »

6 mars 1926

«  … j’en ai assez et aspire à Rolleboise. Sitôt débarrassé de toutes ces expositions je ferai un saut à Rouen. En tout cas si vous êtes pour venir prévenez moi. Surtout un mot de temps en temps pour me dire comment cela va…. Un mot élogieux de Fels sur vous dans L’Art vivant mais ne vous laissez pas prendre par ce sale bougre non parce qu’il vous a découvert (enfonceur de portes ouvertes) mais parce que c’est un terrible tapeur… »

 

 

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Le mot de la rentrée...

9 Septembre 2009, 17:20pm

Publié par le webmaster

      C’est la rentrée et, comme nous l’avions annoncé dans le dernier message sur le site, deux expositions vont bien avoir lieu dans le mois qui vient.

 

     Une exposition mettant à l’honneur Marcel DELAUNAY (1876 – 1959). Une plaquette de 32 pages, éditée à cette occasion, devrait permettre d’approcher un peu plus l’homme et le peintre avec des documents inédits que nous devons à l’obligeance du petit fils de l’artiste. Elle apportera une meilleure connaissance de Marcel Delaunay, qui fut élève à l’Ecole des beaux-arts mais suivit aussi les cours en plein air de Charles FRECHON. Cette exposition se tiendra du 19 au 28 septembre à ECQUETOT (près du NEUBOURG).

     Cet hommage qui était souhaitable devient une réalité. Sa découverte en sera un plaisir certain.
la table et les roses, hst de M.Delaunay - Musée des B.A. de Rouen
   
      Courant octobre, Mathilde LEGENDRE, conservatrice du Musée CANEL de PONT-AUDEMER, qui avait accueilli début 2008 un choix d’œuvres de peintres de l’École de ROUEN, va honorer Albert LEBOURG. Elle a souhaité notre aide et nous la lui apportons bien volontiers.

       Natif de MONTFORT sur RISLE, distant d’une vingtaine de kilomètres, Albert LEBOURG a vu le jour dans cette verte vallée et le Musée CANEL va avoir le grand plaisir de recevoir deux tableaux de l’enfant du pays : une vue des quais de ROUEN depuis son domicile et un chevet de Notre-Dame de PARIS.

      Ce don très généreux mérite d’être salué et une exposition va mettre plus en avant cet important apport.        
       Les expositions consacrées à Albert LEBOURG ne sont pas nombreuses. On note ROUEN en 1932, le Musée GALLIERA en 1950, HONFLEUR et DOUAI en 1990 et CHATOU en 2002.

 

L’année 2010 sera très riche en évènements artistiques et expositions. Saluons d’ores et déjà “ ROUEN, une ville pour l’Impressionnisme ”, qui devrait faire couler beaucoup d’encre et mettre la ville en effervescence ; VERNON, avec une exposition sur la Seine à laquelle l’Association apportera une part contributive ; BERNAY, avec un thème sur l’enfance puis sur les jardins vus par les peintres où les rouennais seront à l’honneur.

 

 De tout cela, nous reparlerons en détail ; mais dès maintenant réjouissons-nous de ces manifestations en préparation qui sont des preuves indiscutables de l’importance de la Normandie et de la Vallée de la Seine dans le domaine artistique.

 

    François LESPINASSE

photos extraites du Journal de l'Ecole de Rouen de F. Lespinasse

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la chronique de françois Lespinasse - mars 2009

5 Mars 2009, 13:48pm

Publié par le webmaster

  Une nouvelle année est déjà bien commencée ; bien que les prévisions et perspectives ne soient pas très encourageantes, souhaitons simplement qu’au cours de cette année 2009 quelques manifestations artistiques de qualité se présentent.

  Que trouve-t-on au programme ? Deux expositions sont désormais pratiquement assurées.

  La première, chronologiquement, se tiendra fin juin début juillet non loin de Tourville-la-Campagne dans l’Eure et rendra hommage au peintre Marcel DELAUNAY (1876-1959), cinquante ans après son décès. Cet élève de Charles FRECHON (1856-1929) auquel le Musée des Beaux-arts de Rouen vient de rendre un vibrant hommage, a développé une importante activité dans deux directions : d’une part, il mettra en place au cours de l’année 1906, en compagnie de Paul MASCART (1874-1958) les statuts de la Société des Artistes Rouennais. D’autre part, soucieux, à la fin du premier conflit mondial, de l’environnement, il lancera la Société des Amis des Monuments de l’Eure.

 
Dans la première Société, Marcel DELAUNAY a joué un rôle de fédérateur et a offert aux artistes la possibilité d’exposer au Musée de Rouen. Le 7 avril 1907, date de l’ouverture de la première exposition assortie d’un très précieux catalogue, nous pouvons relever les noms de nombreux artistes de l’École de Rouen dont Marcel Couchaux, Marcel Delaunay, Pierre Dumont, Charles Frechon. Gaston Gosselin, Narcisse Guilbert, Narcisse Hénocque, Blanche HoschédÉ, Paul Mascart, Robert Pinchon, Maurice Vaumousse, Henri Vignet... Notons l'absence de Delattre et d'Angrand. Regrettons simplement que cette Société qui perdure de nos jours n'ait pas honoré son centième anniversaire.

  La deuxième activité de Marcel Delaunay fut tout aussi remarquable. Il prit à cœur de sauvegarder et protéger le paysage normand qui commençait déjà à être fort malmené. Ajoutons que, durant le second conflit mondial, l'artiste, réfugié à Castres (Tarn), s’efforça de remettre, une fois de plus, de l'ordre dans le musée de la ville.

  L'exposition regroupera des paysages et vues du port de Rouen, des visions champêtres et campagnardes de la campagne Tourvillaise. Des fleurs, compositions, tables fleuries en extérieur ou non, sujets qu'il affectionnait tout particulièrement, compléteront cet ensemble.


  La seconde manifestation se déroulera à l’automne au Musée Canel de Pont-Audemer. Nous en annoncerons  son contenu exact dans une prochaine chronique.


  Tous les regards commencent déjà à se tourner vers l’été 2010 où le Musée de Rouen honorera la Ville, Capitale des Peintres. De nombreuses autres villes et musées normands apporteront leur appui à cet évènement qui devrait faire date et dont nous reparlerons très prochainement.

 
François LESPINASSE

M. DELAUNAY - Chemin de campagne - HST Sdbg - 0,33x0,41 - 1903 - coll. particulière

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